Le 22 septembre, des centaines de manifestant·es ont interrompu les travaux de construction d’une méga bassine près de Mauzé (79) pendant qu’à Niort se tenait le congrès national de la FNSEA. Julien, un des membres du collectif “Bassines Non Merci”, nous explique en quoi les enjeux de cette lutte dépassent le cadre local et nous concernent toutes et tous.
L’Émancipation : Julien, comment ce collectif s’est-il constitué ?
Julien : Le collectif “Bassines Non Merci” est né en août 2017 durant le festival des 30 ans de la Confédération Paysanne à Alloue (Charente). Un premier collectif s’était constitué en février 2017 pour inviter les habitant·es des Deux-Sèvres à aller déposer à l’enquête d’utilité publique pour 19 bassines qui s’est tenue en mars 2017. 80 % des contributeur·trices avaient donné un avis défavorable très argumenté et en dépit de ça, les commissaires enquêteurs avaient délivré un avis favorable sans réserve. Ça a été le premier motif de colère citoyenne, le premier moteur de l’entrée en résistance.
L’Émancipation : En quoi consiste la technique des “réserves de restitution“, que vous appelez méga bassines ?
Julien : Le principe de la “réserve de substitution” tel que présenté par les promoteurs et porteurs de projet (Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne, Chambre(s) d’agriculture, FNSEA, Société coopérative et anonyme de l’eau des Deux-Sèvres…) consiste à créer de grands réservoirs d’eau de 5 à 20 ha en creusant un cratère de plusieurs mètres de profondeur dans la roche calcaire. Le déblai sert à constituer des digues entourant ce cratère. Le cratère est plastifié avec des bâches pour le rendre étanche puis des tuyaux courent à plusieurs kilomètres pour aller pomper l’eau des nappes phréatiques et remplir les mégabassines.
Le principe de substitution, qui a été largement dévoyé, consiste à prélever en hiver et mettre en réserve pour ne pas prélever en été. Là où le bât blesse, c’est que partout où des bassines s’installent on constate une augmentation massive (+30 à 50 %) des surfaces irriguées et du volume consacré à l’irrigation intensive.
L’intérêt pour les irrigant·es est de s’accaparer l’eau, la privatiser, garantir qu’ils pourront irriguer l’été quelles que soient les conditions climatiques et l’état des rivières, et ainsi s’affranchir des arrêtés préfectoraux qui chaque année viennent limiter ou stopper la campagne d’irrigation.
L’Émancipation : Quelle est l’ampleur du projet dans les Deux-Sèvres ?
Julien : En Deux-Sèvres, ce sont 16 nouvelles mégabassines qui sont programmées pour une surface plastifiée totale de près de 200 ha. Elles font entre 5 et 20 ha chacune, pour des volumes d’eau entre 200 000 et 850 000 m3 pour la plus grosse, soit 400 piscines olympiques. Les ouvrages sont gigantesques, c’est pourquoi on parle de méga bassines. 100 exploitations (les plus grosses du territoire) seraient connectées. C’est moins de 5 % des agriculteurs et agricultrices du territoire.
L’Émancipation : En quoi cette technique est-elle destructrice pour l’environnement ?
Julien : Certaines de ces bassines sont construites sur des zones Natura 2000, des espèces protégées comme les outardes voient leur habitat détruit et sont donc menacées.
L’artificialisation de 200 ha de terres agricoles pose aussi problème. Surtout, les conséquences des remplissages sur les rivières et sur le marais poitevin n’ont pas été évaluées. Le retour d’expérience des bassines existantes montre que le remplissage avec des mégapompes tournant 24h sur 24, génère des asséchements hivernaux. Sur un territoire tel que le marais poitevin, dont les crues constituent un élément vital pour la biodiversité locale, c’est juste scandaleux. Le marais poitevin est la deuxième zone humide de France, et elle est déjà fragilisée, la biodiversité s’effondre. Une de nos craintes est de voir des petites rivières à sec en plein hiver et la destruction des écosystèmes.
L’Émancipation : L’alimentation de la population en eau potable s’en trouverait-elle menacée ?
Julien : Le pompage pour les bassines entraîne la baisse du niveau des nappes phréatiques, et donc le débit des zones de captage, qui puisent dans les mêmes nappes pour l’eau potable, s’en trouve réduit. L’alimentation des communes est ainsi fragilisée. C’est le cas par exemple à Mauzé, où une zone de captage se situe à 500 mètres du réservoir en construction. Un rapport d’expert a conclu qu’on ne peut pas garantir que le remplissage de la bassine sera sans conséquences sur l’alimentation en eau de la ville. Cinq bassines seraient construites dans le périmètre de protection de la zone de captage. Il faut comprendre que pour remplir et faire fonctionner une bassine, on doit faire tourner trois à cinq pompes, qui prélèvent 500 m3 à l’heure pendant 50 à 70 jours au cours de l’hiver. Quand les hivers sont secs, comme cela s’est produit ces dernières années, cela crée des tensions à la fois pour l’alimentation en eau potable et pour l’alimentation naturelle des cours d’eau.
L’Émancipation : Quels sont les enjeux locaux du point de vue social, économique ?
Julien : Le projet impacte tout le bassin versant de la Sèvre Niortaise, soit plus d’un tiers du département des Deux-Sèvres. Il y a plus de 2000 exploitations sur le territoire, dont seulement une centaine qui seraient connectées aux bassines. Une autre centaine d’agriculteurs et agricultrices qui pratiquent aussi l’irrigation ne seraient pas connecté·es aux bassines. Le projet ne bénéficierait qu’à 5 % de la population agricole, qui elle-même ne représente que 3 % de la population du département. La production des exploitant·es qui ne seraient pas connecté·es aux bassines serait directement impactée, car la baisse des nappes et des cours d’eau interviendrait plus tôt dans l’année, et ces exploitant·es seraient soumis·es à l’interdiction préfectorale d’irriguer beaucoup plus tôt dans l’année.
Toutes et tous les irrigant·es doivent obligatoirement adhérer à la coopérative de l’eau propriétaire des bassines, qu’ils/elles y soient connecté·es ou pas. Pour s’y connecter il faudra payer, celles et ceux qui ne le seront pas verront leur droit d’usage de l’eau réduit d’un tiers tous les ans, ce qui fait qu’au bout de trois ans ils n’auront plus d’eau.
Mais le projet nuit à toutes et tous les autres qui, à un moment donné, ont besoin d’eau, pas seulement celles et ceux qui pratiquent l’agriculture irriguée. C’est en particulier ce que souligne la Confédération Paysanne. Les plantes puisent l’eau par les racines, et pour qu’elles puissent vivre il faut que l’eau monte à un niveau minimal dans le sol. Si avec le pompage le niveau des eaux souterraines descend trop bas au printemps, il se crée une sorte de sécheresse de surface, la végétation ne peut plus prospérer. Des prairies naturelles par exemple, qui ne sont pas irriguées habituellement, ne pourraient plus pousser.
Ce sont les grosses exploitations qui seront les seules bénéficiaires de l’eau mais aussi d’une pseudo-solidarité où tout le monde va devoir participer au financement, qui provient à 70 % de l’argent public. C’est avec nos impôts qu’on détruit l’environnement pour le profit de quelques un·es.
La crainte, c’est aussi des difficultés accrues pour la reprise des exploitations. Car celles qui ne sont pas connectées, et dont les productions seront donc plus exposées au manque d’eau, trouveront difficilement des repreneur·ses, tandis que la valeur de celles qui seront connectées aux bassines augmentera fortement. Les conditions d’installation pour les jeunes y seront plus dures, alors que déjà la reprise d’une exploitation nécessite d’énormes emprunts. Aujourd’hui un terrain agricole irrigable est deux fois plus cher qu’un terrain non irrigable. Plus l’eau sera rare et plus la terre irriguée sera chère. Quand on sait que dans les dix ans qui viennent, près de 50 % de la population agricole va cesser l’activité, il y a une vraie problématique sur l’installation de jeunes agriculteur·trices. Le développement des méga bassines va favoriser le gigantisme des exploitations.
L’Émancipation : En quoi les enjeux d’un tel projet dépassent-ils le cadre local et régional ?
Julien : Le Marais poitevin, et par extension le Poitou-Charentes, sont une zone test pour ensuite étendre la technique à l’ensemble du territoire national. Cela a été confirmé par les déclarations de quatre ministres de l’agriculture successifs. Il y a bien un programme national de développement des “réserves de substitution”. Depuis le congrès national de la FNSEA et la manifestation du 22 septembre à Mauzé, cela s’est encore accéléré puisqu’on a eu connaissance d’au moins trois projets qui étaient dans les cartons et qui refont surface. C’est le cas notamment dans le Cher, la Haute-Vienne. Un autre projet est aussi en cours sur la Boutonne, en Charente, et qui est déjà partiellement équipée en bassines.
L’Émancipation : Avec la Confédération Paysanne qui soutient activement cette mobilisation, vous insistez beaucoup pour souligner que ce n’est pas un mouvement contre l’irrigation. Quels sont les deux modèles agricoles qui s’opposent dans cette lutte ? Quelles sont les solutions alternatives ?
Julien : Il y a d’une part le modèle agro-industriel, où les exploitations sont de plus en plus grandes, pouvant dépasser 1000 ha, hyper mécanisée, avec des investissements et des emprunts de plus en plus lourds pour les jeunes qui s’installent, ce qui pousse à une agriculture de plus en plus intensive, avec toujours plus d’intrans (engrais, pesticides, herbicides,…) pour des productions destinées à l’exportation sans parler pour les céréaliers des OGM et du coût croissant des semences. Les conditions de travail se dégradent, générant un mal-être au travail croissant.
Nous y opposons ce qu’on pourrait appeler une agriculture paysanne citoyenne, qui crée davantage d’emplois, qui préserve l’environnement, avec des exploitations à taille humaine destinées à nourrir la population proche. Pour symboliser cette opposition, on peut citer d’un côté le plus gros irrigant actuel, qui se verrait attribué 250 000 m3 d’eau, et qui ne fait que des céréales pour l’exportation. À côté de cela Amandine Pacaud, porte-parole de la Confédération Paysanne 79, est sur une petite ferme de 7 ha, dont 2 ha de maraîchage, où trois maraîchers ont créé leur emploi, nourrissent une centaine de familles à l’échelle du canton, et qui utilise 2000 m3 d’eau par an.. Une proposition de la Confédération Paysanne était de dire qu’il faut une juste répartition des volumes d’eau, qu’ils soient attribués en proportion des emplois équivalent temps plein créés, avec un plafonnement à 30 000 m3 par exploitant·e, ce qui était encore très confortable et permettait à tout le monde de poursuivre l’activité, même pour les éleveurs en stabulation qui restent tributaires de l’ensilage et sont très loin de l’agroécologie.
L’Émancipation : Les défenseur·es du projet affirment qu’une concertation a eu lieu et qu’il y a même eu une décision de justice. Qu’en est-il exactement ? Le démarrage des travaux est-il légal ?
Julien : Pour ce qui est du droit, de nombreuses bassines existantes ont été attaquées en justice avec succès, du fait de leur sur dimensionnement manifeste. Nature Environnement 17, qui est certainement l’association la plus active sur le terrain juridique, a déjà réussi à bloquer des projets avant que les travaux démarrent, sur le Curé et la Boutonne.
La semaine dernière (début octobre) une des bassines illégales a été sabotée à La Laigne (voir sur le site https://lundi.am/Laigne-17-demantelement-d-une-mega-bassine-illegale). Le collectif “Bassines Non Merci” ne revendique pas ce type d’action, même s’il entre dans une logique de désobéissance civile. Il agit à visage découvert, mobilise la population, organise des manifestations. Mais il ne condamne pas les actions de démantèlement de ce type d’ouvrage contre nature, ce qui lui vaut d’être attaqué par la FNSEA.
L’ASA (Association Syndicale Autorisée) des Roches basée à La Laigne et qui existe depuis 23 ans, a piloté la construction des premières bassines il y a une quinzaine d’années. C’est elle qui a dirigé l’enquête d’utilité publique qui a été attaquée en justice, elle a exploité des bassines construites illégalement, sans aucune sanction des pouvoirs publics. Elle a refait une nouvelle enquête d’utilité publique qui a de nouveau été contestée par Nature Environnement 17. On finit toujours par gagner en appel, sur la base du surdimensionnement des bassines, mais les procédures sont très longues.
Un premier jugement à Poitiers nous a partiellement donné raison en déclarant que la quasi-totalité des bassines projetées sont surdimensionnées, notamment une liste de neuf d’entre elles. Les porteurs du projet en ont déduit que les sept autres bassines, dont celle de Mauzé, étaient légales. Nature Environnement 17, avec 10 autres autres associations, ont fait appel. Mais le risque, c’est que la cour d’appel de Bordeaux nous donne raison alors que les ouvrages auront déjà été construits. Une fois construits, rien n’est mis en œuvre pour les démanteler, et remettre les sites en l’état.
Un autre aspect questionnant, c’est qu’on est dans des structures de droit privé, les bassines appartiennent aux sociétaires qui en gèrent ensuite l’exploitation. Il a été signé un accord entre la coopérative de l’eau et la SAFER qui prévoit que les propriétaires qui vendent les terres pour la construction des méga bassines sont prioritaires pour obtenir l’équivalent en terres dès qu’il y en a qui se libèrent. Ils/elles vont donc passer avant les jeunes qui cherchent à s’installer. Par exemple, pour les 8 ha de la bassine en construction à Mauzé, la SAFER a validé la transmission des terres à la coop de l’eau et le même jour le propriétaire récupérait 8 ha de terres situées juste à proximité. Il y a eu des propriétaires qui ont vendu des terres à la coop de l’eau sans rien savoir de ce qu’étaient les bassines. Suite à une campagne d’information, il y a eu par exemple sur un projet de bassine à Saint-Hilaire un propriétaire dont la parcelle était en plein milieu de site prévu, et qui ne voulait plus vendre. Cela a fortement contribué à l’abandon du projet.
En ce qui concerne la concertation, c’est une parodie. C’est aussi sur la question de la propriété privée des terres que la préfète s’est appuyée pour exclure le collectif “Bassines Non Merci” des instances de concertation. De septembre 2018 à décembre 2018, il y a eu de multiples réunions, groupes de travail, etc., pour aboutir à ce qu’ils ont appelé le protocole pour l’agriculture durable sur les bassins de la Sèvre Niortaise et du Mignon.
Mais la réalité, c’est que toutes les associations qui émettaient un doute sur la méthodologie, la finalité des ouvrages, ont été sorties de ces instances. C’est vraiment l’illustration de la stratégie de l’État aujourd’hui d’habiller avec des atours de démocratie participative, de consultation du public, des projets qui sont déjà ficelés.
L’Émancipation : Après la réussite de la journée du 22 septembre, quelles sont les prochaines étapes de la mobilisation ?
Julien : On veut faire du samedi 6 novembre une date décisive, avec un appel à converger, à l’échelle nationale et européenne, des actions annoncées sur place au dernier moment. L’objectif c’est d’obtenir l’arrêt définitif des travaux sans attendre que la justice soit rendue. On voit bien que les projets passent en force. Les travaux démarrent et ensuite les ouvrages sont déclarés illégaux. On se retrouve alors avec des verrues, qui ont coûté une fortune, des terres agricoles avec un cratère au milieu, et très souvent ces bassines sont en place, se retrouvent de fait exploitées sous dérogation préfectorale alors qu’elles sont illégales. C’est ce qui s’est passé pour l’ASA des Roches. On ne peut évidemment pas cautionner les opérations de démantèlement, mais on doit reconnaître que la bassine ciblée a été très bien choisie, car cet exemple vient appuyer sur un véritable scandale d’État. Cela fait cinq ans que chaque année la préfecture donne l’autorisation d’exploiter cette bassine qui est illégale.
Au-delà des journées annoncées et à venir il faut maintenir la mobilisation. Il faut une vigilance constante, c’est pour cela qu’on organise les apéros lutte devant le chantier de construction de Mauzé, tous les mardis et vendredis. Il faut aussi être très réactif notamment en cas de répression à l’encontre de militant·es. Pour les informations et les alertes, il faut régulièrement consulter le site du collectif : https://bassinesnonmerci.fr/
Entretien réalisé par Raymond Jousmet