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Lettre ouverte à M. Blanquer
et aux inspecteurs de l’Education nationale
Nouvelle-Aquitaine, 28 mai 2021.
Les Français le savent, le bac de philosophie, dernier vestige de l’ancien bac (mais jusqu’à quand ?), est réduit cette année à une sorte d’option : les élèves composeront, selon leur bon vouloir, une copie qui ne changera probablement rien à leur moyenne finale dans la plupart des cas, puisque M. Blanquer a publiquement décrété, le 5 mai dernier, que, entre la note de l’épreuve écrite et celle du contrôle continu, la meilleure serait automatiquement conservée. En conséquence, les correcteurs s’attendent déjà à une bonne proportion de « non-copies ». Mais qu’elle provienne du contrôle continu ou de l’épreuve terminale, la note réellement obtenue pourra d’ailleurs être généreusement augmentée par le dernier jury de délibération, et ce jusqu’à l’octroi de 3 points supplémentaires (!), avec ou sans l’accord du correcteur concerné, comme cela a été indiqué par le Service interacadémique des Examens et Concours à Paris.
Aussi, les Français ne savent peut-être pas qu’il est prévu que la correction se fasse, pour la première fois dans cette discipline, de manière « dématérialisée », par le biais d’un logiciel du nom de « Santorin », exigeant une connexion permanente à Internet, et permettant, entre autres choses, la surveillance à distance de ladite correction par les rectorats. Il est bien sûr à craindre que la même procédure soit reconduite dans l’avenir – ce qui change radicalement le mode de correction, en supprimant une certaine maniabilité des copies. Or il ne s’agit pas là d’une simple question de détail : comme l’a parfaitement expliqué Michel Bouton dans une récente tribune, c’est le métier lui-même qui est touché dans son essence[1].
A cela s’ajoute encore la question du « Grand oral ». Les professeurs de spécialité y ont préparé les élèves tant bien que mal, sans vraie formation ni horaires qui y soient spécialement dévolus, alors que cette étrange épreuve compte, lourdement quant à elle, pour le bac. Et voilà qu’ils apprennent que leurs élèves ne seront pas nécessairement évalués par des professeurs correspondant à leurs deux spécialités respectives, sous prétexte de n’évaluer que des « compétences transversales », selon les mots de la Direction des Examens et Concours de Bordeaux.
Beaucoup de légèretés en somme, qui montrent la considération que l’Etat actuel porte à l’éducation et à ses enjeux sociaux, et qui nous incitent à faire publiquement le point.
Nous assistons, particulièrement depuis la réforme des programmes, des filières et des procédures d’orientation opérée par M. Blanquer au lycée, à une technocratisation profonde du monde éducatif. Mais nous assistons aussi à l’instauration d’un système « clientéliste » où les nouvelles spécialités doivent en quelque sorte « se vendre », sous peine de disparaître, dans nos établissements. Sous ce rapport, il ne nous échappe nullement que ces récents changements sont motivés par des questions essentiellement budgétaires : sous couvert de pédagogie et d’égalité républicaine, il s’agit en fait d’un vaste « plan social » permettant d’économiser des postes, de faire faire à des enseignants des tâches multiples, d’augmenter le nombre de classes et d’heures par professeur[2]… Soyons au moins sincères là-dessus.
Cela n’est pas sans altérer le métier du professeur lui-même, au croisement des relations multiples dont il est inséparable : avec ses élèves et leurs parents, avec ses inspecteurs, avec ses collègues eux-mêmes. Cette dégradation du rapport traditionnel au savoir et de la vie sociale constitutive de nos métiers est si largement constatée qu’elle a pu être exprimée dans une tribune de la revue en ligne « Le Café pédagogique »[3] en mai 2020 par le « Groupe Grenelle » rassemblant notamment des membres du corps des inspecteurs, qui n’ont malheureusement pas cru judicieux de la signer.
Il semble alors que le système éducatif se divise gravement entre un Etat technocrate qui pense pouvoir résoudre toutes les questions proprement humaines du métier par le biais d’algorithmes, de statistiques, d’outils numériques, voire d’usage des « neurosciences », et la résistance grandissante des consciences morales et professionnelles de ceux qui œuvrent, par vocation – et bien au-delà des injonctions du gouvernement d’un moment –, pour une éducation vraiment digne de ce nom, celle à laquelle ils ont choisi de consacrer l’essentiel de leur temps et de leur énergie.
Nous ne comprenons pas que dans un pareil climat de défiance, jusque dans les rectorats parfois, l’attitude de nos dirigeants, et de notre ministre en particulier, ne soit pas davantage celle de la modestie et de l’écoute. Tout se passe au contraire comme si, là encore, les problèmes que nous percevons « sur le terrain » n’étaient, pour ces personnes, que les accidents mécaniques d’une grande machine « en marche ». Peut-être ces personnes se disent-elles que, lorsqu’on en déplorera plus largement les effets, elles ne seront, de toute manière, déjà plus là pour devoir en répondre.
Il nous importe néanmoins de nous faire entendre : l’école n’est-elle pas le lieu où sont d’abord formées des intelligences et des volontés, et où se prépare la civilisation que nous voulons par là même ? Pour le dire plus « technocratiquement » : faut-il la réduire à n’être qu’une vaste usine à produire des individus prévisibles, dont la voie sera pour ainsi dire tracée dès l’âge de 16 ans ?
En réhabilitant le CAPES de Lettres classiques, et en affirmant, contre la ministre qui l’a précédé, sa volonté de revenir aux apprentissages fondamentaux, M. Blanquer faisait espérer autre chose. A présent, une distance est prise, faute de sagesse politique sans doute : son regard sur le monde dont il est « serviteur » est devenu très oblique, comme s’il n’était plus au fond « notre » ministre, mais celui d’un système hors-sol dans lequel nul d’entre nous ne se reconnaît.
Il semble que la délibération qui a précédé la récente réforme du bac n’ait finalement eu lieu que dans un « entre-soi » dont, contrairement au « politiste » Pierre Mathiot[4], nous n’avons pas eu l’honneur de faire partie – pas plus que les membres du jury des examens de l’enseignement d’ailleurs, malgré d’énormes changements en cours[5]. Nous réclamons donc que, plus que ce n’a été le cas durant les mouvements enseignants de 2019, la réalité que nous observons quotidiennement, notamment quant aux conséquences déjà visibles de la réforme, soit prise au sérieux, par nos inspecteurs et par le Ministère. Dans le cas contraire, il est facile de prévoir un aggravement de la scission déjà existante dans le système éducatif, une montée des mouvements de contestation, mais aussi une certaine désertion des concours d’enseignement, eux-mêmes en voie de technocratisation.
Mais pour l’heure, et dans le même esprit que celui de Nicolas Franck[6] – président de l’Association des professeurs de philosophie de l’Enseignement public (APPEP) –, nous réclamons avant tout :
1. L’ANNULATION DU « GRAND ORAL » tant pour son incohérence constitutive que pour l’impréparation générale de cette année ;
2. LA POSSIBILITÉ, POUR LES CORRECTEURS QUI LE SOUHAITENT, DE CORRIGER DES COPIES QUI NE SOIENT PAS DÉMATÉRIALISÉES ;
3. L’ABROGATION DE LA « RÉFORME BLANQUER » POUR UNE RÉFORME DIRIGÉE VERS UNE ÉCOLE ÉMANCIPATRICE, ÉGALITAIRE ET EXIGEANTE, BASÉE SUR UNE VRAIE CONSULTATION DES ENSEIGNANTS CONCERNÉS, DE LEURS BESOINS ET DE LEURS OBSERVATIONS.
Que sera le professeur de demain ? Que sera l’école de demain, Monsieur Blanquer ?
Groupe d’enseignants « Wuwei »[7]
[1] « La correction numérisée des copies du bac philo dénature le travail du professeur » (Figaro, 27 mai 2021).
[2] On peut largement détailler ces observations, notamment par la lecture d’une riche analyse de Harold Bernat et Mathias Roux : « Jean-Michel Blanquer finit d’achever le lycée » (Marianne, 22 décembre 2020).
[3] http://www.cafepedagogique.net ; « Tribune : Des hauts fonctionnaires du ministère dénoncent le projet réactionnaire de JM Blanquer » (14 mai 2020).
[4] Voir le très révélateur entretien publié par le Sud-Ouest : « Réforme du lycée : ‘le grand oral redonne de la solennité au bac’ » (22 mai 2021).
[5] Il faut écouter, là-dessus, l’émission d’Union rationaliste intitulée « Réforme Blanquer-Vidal : Le Capes ! » (France Culture ; 23 mai 2021).
[6] « Baccalauréat : L’épreuve de philosophie est devenue un simulacre, une mascarade » (Libération, 14 mai 2021).
[7] « Wu wei » veut dire « non-agir », mais pas « inaction », comme les professeurs de philosophie de l’Académie de Bordeaux ont pu l’apprendre, le 10 mai 2021, au cours d’une formation sur la pensée du maître taoïste Zhuangzi.