Émancipation


tendance intersyndicale

Le capitalisme “décent” peut-il être l’alternative au populisme fascisant ?

Défaite de Trump

Pendant l’interminable feuilleton de ces élections incertaines, nous avons toutes et tous ressenti des sentiments étranges.

Comment est-il possible (comme cela s’est déjà passé en 2000 ou en 2016) qu’un candidat battu en voix puisse être élu président de la première puissance mondiale ? Mais surtout, comment se fait-il que, en notre for intérieur, nous (les anticapitalistes, les antiracistes, les féministes…) avons espéré la même issue, concernant les milliers de votes par correspondance de la Pennsylvanie, que les médias “mainstream” : France Info, BFM, LCI et consorts ? Comment est-il possible que, sur ce coup-là, nous nous soyons retrouvé·es dans le même camp (pour Biden) que le gouvernement Macron, les maîtres de l’Europe libérale, les GAFA ou tous ceux qui jouent au Monopoly en Bourse sur la sueur des travailleur·euses ? Comment expliquer que la défaite de Trump ait fait monter la Bourse tout autant que la rumeur d’un vaccin contre la COVID ?

Héritier d’un monde immonde

Un monde immonde engendre des actes immondes, écrit très justement Saïd Bouamama. Il engendre aussi des êtres immondes. Trump est un prototype de ce que ce capitalisme dévastateur a installé un peu partout sur la planète : des dirigeants souvent dictatoriaux, toujours brutaux, racistes, sexistes, populistes, méprisant tout ce qui peut ressembler à l’égalité, la solidarité, la préservation de l’environnement, le partage ou simplement la démocratie.

Il est aussi un héritier. Héritier d’une partie importante de l’histoire états-unienne qu’on a tendance à masquer. Son racisme et sa proximité avec les suprématistes blanc·hes rappellent le génocide contre les Amérindien·nes, l’esclavage des Noir·es ou le Ku-Klux-Klan (auquel son père a appartenu). Son goût pour “la loi et l’ordre”, manifeste au moment des manifestations en soutien à Georges Floyd, et sa défense des armes à feu, tirent leurs sources de la partie liberticide de l’histoire états-unienne. Rappelons les méthodes expéditives utilisées en permanence tout au long de cette histoire contre les travailleur·euses, la gauche et les Noir·es : les Pinkertons assassinant les syndicalistes, les pendaisons de Chicago, celles de Joe Hill ou de Sacco et Vanzetti, le maccarthysme, les assassinats de Malcolm X, de Martin Luther King et de nombreux/ses militant·es des Black Panthers, la chasse aux opposant·es à la guerre du Vietnam…

Son soutien aux régimes les plus écœurants, notamment au Moyen-Orient ou au Brésil, est dans la tradition de l’Amérique impériale, quand la CIA multipliait les assassinats et faisait tomber les gouvernements non dociles et quand l’armée états-unienne intervenait et intervient encore partout où les intérêts capitalistes sont menacés (Saint-Domingue, Irak…).

Sa politique ultralibérale avec l’acharnement utilisé pour démanteler l’Obamacare, ou la frénésie manifestée pour piller sans retenue toutes les ressources naturelles, sont dans la tradition de la politique économique inspirée par Milton Friedman et les Chicago boys. C’est cette politique qui a permis un transfert très important des richesses mondiales au profit d’une poignée de milliardaires.

Peut-on qualifier Trump de “fasciste” ? Il n’a pas supprimé les libertés fondamentales ou emprisonné ses opposant·es. Mais on peut parler de fascisation avec la nomination à tous les échelons du pouvoir de personnages à sa botte ou avec sa volonté d’envoyer l’armée contre les manifestant·es.

Une base sociale importante

Jamais depuis bien longtemps une élection présidentielle n’a eu un tel taux de participation. Trump est défait, mais il a obtenu 70 millions de voix et la majorité dans la moitié des États.

Parmi ses électeurs et électrices, il y a les réactionnaires classiques, chrétien·nes évangélistes, militant·es opposé·es à l’avortement, anticommunistes obsessionnel·les (comme autrefois les “Minutemen”), défenseur·seuses des armes à feu, héritier·es des lyncheurs et des esclavagistes du sud.

Ce n’est qu’une partie de l’électorat de Trump. Il est resté comme en 2016 majoritaire chez les Blanc·hes, y compris chez les femmes alors que les accusations de viol ou de harcèlement portées contre lui sont sérieuses.

Il est majoritaire dans la partie la plus pauvre de la population. Il hérite de l’histoire des États-Unis où les syndicats de lutte ont été liquidés et où la notion même de “socialisme” a été criminalisée. Alors, faute d’alternative sociale, bien des ouvrier·es préfèrent un milliardaire populiste qui leur promet le protectionnisme plutôt qu’un libre-échangiste affirmé. Ils/elles préfèrent un homme niant le changement climatique et plébiscité par les lobbys du pétrole, qui maintiendra les emplois liés au gaz de schiste, à quelqu’un influencé par les écologistes. Chez nous aussi, le vote ouvrier pour l’extrême droite est important.

Trump a été battu d’extrême justesse, également parce que les Blanc·hes (puisque les papiers d’identité là-bas indiquent la “race”) sont en train de devenir minoritaires. Les outrances du personnage sur l’eau de javel pour soigner la COVID, son incompétence criminelle face à la pandémie ou son penchant pour la théorie du complot ont joué contre lui en mobilisant ses adversaires. Mais ses idées sont loin d’être défaites. Par exemple en Floride, l’électorat cubain a majoritairement voté Trump, désapprouvant la normalisation des relations États-Unis /Cuba entamée sous Obama. Néanmoins, il faut noter que Trump a été très majoritairement rejeté par les Noir·es, les Juif/ves, les Arabes et les Latinos.

Les démocrates, pour quoi faire ?

Comme il y a quatre ans, l’establishment démocrate a pesé de tout son poids pour barrer la route à Bernie Sanders. Et le résultat a failli être pour eux la même catastrophe qu’en 2016. On peut s’étonner que Sanders ait si vite abandonné après un vote des Noir·es de Caroline du Nord pour Biden ou en prétextant qu’il fallait arrêter les primaires à cause de la pandémie.

Il est sans intérêt de faire de la politique-fiction. Sanders n’aurait pas eu l’électorat centriste. Mais il aurait largement mordu dans l’électorat populaire qui a voté Trump. Tout simplement parce que son programme parlant de salaire minimum, de santé pour tou·tes ou d’impôt sur la fortune avait du sens pour les classes populaires.

Ce qui caractérise les démocrates au pouvoir (Clinton, Obama), c’est leur volonté de montrer qu’ils sont des gestionnaires décents, honorables, mais qu’ils n’ont aucune volonté de défaire les faits accomplis par les soudards qui les ont précédés. Biden pratiquera “l’Union Nationale” avec les Républicain·nes “modéré·es” (majoritaires au Sénat) en évitant d’affronter une Cour Suprême fabriquée par son prédécesseur. La grande majorité des milliardaires désapprouvait l’imprévisibilité de Trump, ils s’accommoderont sans problème de son successeur.

La normalité

Ce retour à la “normalité” du capitalisme ne touchera pas à la nature profonde de la société états-unienne : inégalitaire, violente, abandonnant des pans entiers de la population au dénuement. Les grands patrons continueront à faire la loi, à “dégraisser” ou délocaliser pour optimiser les profits. Les milliardaires continueront à multiplier leurs œuvres de charité pour ne pas payer d’impôts. Et, mur ou pas, les migrant·es frappant à la porte seront refoulé·es. On y mettra (peut-être) un peu plus les formes en ne séparant pas les parents des enfants comme l’avait fait Trump.

La justice sera toujours aussi partiale, maintenant en prison depuis des décennies Leonard Peltier et Mumia Abu Jamal, multipliant les exécutions capitales et libérant l’assassin de George Floyd. La police sera toujours aussi raciste et violente, sauf dans les villes où le mouvement populaire aura imposé de la mettre au pas. Les tueries proliféreront puisque les armes continueront de circuler librement.

Sur le plan international, Biden essaiera peut-être de se proclamer grand écologiste, histoire que son pays soit en tête dans l’émergence d’un nouveau “capitalisme vert”. Pas sûr qu’il revienne sur la politique de Trump contre Cuba ou faisant de l’Iran l’ennemi à abattre au Proche-Orient. Vis-à-vis d’Israël, le parapluie à l’ONU et les milliards de dollars d’aide se poursuivront. Biden a déjà annoncé que l’ambassade états-unienne resterait à Jérusalem et il a félicité les féodaux du Golfe qui ont “normalisé” les relations avec Israël. Il relancera probablement la farce des “deux États vivant côte à côte” pour protéger différemment le rouleau compresseur colonial.

L’autre Amérique

La crise mondiale touche aussi profondément les États-Unis. Les dernières élections ont vu l’émergence d’un petit courant ouvertement socialiste. Des mouvements comme “Black lives matter” se développent. Le pays ne manque pas de théoricien·nes analysant lucidement ce capitalisme dévastateur et essayant d’avancer des stratégies pour en sortir : Murray Bookchin (décédé en 2006), Naomi Klein (qui est également canadienne), Noam Chomsky et bien d’autres. L’aspiration à une société plus égalitaire garantissant l’éducation, le logement, le travail et la santé pour tou·tes est réelle. La prise de conscience du caractère suicidaire de l’exploitation sans limites des ressources augmente.

Si ces courants ne parviennent pas à transformer la société états-unienne, alors on peut craindre le pire. L’élection d’Hindenburg face à Hitler en 1932 n’avait pas arrêté l’ascension de ce dernier. La victoire de justesse de Biden n’arrêtera pas la brutalité de ce monde immonde sans un puissant mouvement populaire.

Pierre Stambul


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