Vu d’Allemagne
En Allemagne, nombre de familles de réfugié·es subissent à la fois la crise sanitaire, le démantèlement des structures d’accueil, les traumatismes de la guerre et de la migration. Pourtant la vie et la générosité persistent et offrent des moments inoubliables.
Un dimanche soir, fin avril 2021, je m’apprête à monter dans la voiture d’une amie. Il fait déjà nuit, nous nous souvenons brusquement que le couvre-feu est peut-être encore en vigueur. Nous avisons une petite famille qui se promène tranquillement : un père, une mère, un enfant et un chien. Nous leur demandons s’il y a couvre-feu ou non. Ils hésitent et disent : “Le couvre-feu est levé, mais, de toute façon, ça ne nous concernerait pas, car nous promenons le chien”.
La Covid plane encore
Cinq minutes plus tard, nous sommes dans le centre historique de notre petite ville, avec ses maisons à colombages datant du Moyen-Âge et de la Renaissance. À la lumière de réverbères à l’ancienne, c’est très romantique. On dirait un décor de film reconstituant des siècles passés.
Pas âme qui vive dans les rues, pas un chat, pas un véhicule, même pas un chien. Et si la petite famille qui promenait son chien nous avait induites en erreur ? Nous sommes à Lich, “im Herzen der Natur”,“Lich, au coeur de la nature”, ainsi que la ville se présente dans les publicités.
Encore quelques centaines de mètres, nous laissons derrière nous les maisons à colombages et la lumière douce des lampadaires, et voilà qu’une chose étrange apparaît, une sorte de hangar immense, sans fenêtres, bleu et gris. C’est ce que beaucoup surnomment le “monstre” dont la masse réduit à néant des décennies d’efforts pour faire de Lich une ville de tourisme, une ville accueillante, où il fait bon vivre, boire une bière, manger un Döner, voir un bon film au cinéma “Traumstern”.
Un centre logistique monstrueux
Le “monstre” occupe une superficie de neuf terrains de football, sa hauteur équivaut à un immeuble de trois à quatre étages. Il n’y a aucune fenêtre, mais 200 portes. C’est ce qu’on appelle un “Logistikcenter”.
On avait bien constaté que des messieurs très sérieux en costume-cravate se dirigeaient régulièrement vers la mairie. On avait entendu parler de projets, on avait vaguement compris qu’il s’agissait de hangars, de logistique, on a sans doute mis trop de temps à réagir.
Une initiative voit le jour, des manifestations d’une ampleur jamais vue à Lich ont lieu, une pétition est signée massivement. Le maire, qui est en fin de mandat, finit par convoquer une réunion publique. La salle est bondée, Monsieur le Maire se fait tout petit, il laisse parler le promoteur, la salle est hostile. Il fera le tour des plateaux de télévision en disant que ça devient dangereux d’être maire, qu’il est menacé de mort. Lich, “au cœur de la nature” devient célèbre, mais le “Logistikcenter” sera construit, non pas pour Amazon, mais pour Wayfair, qui vend des meubles fabriqués en Europe de l’Est.
Une soirée au foyer pour demandeur·euses d’asile
Mais je reviens aux deux dames dans leur voiture, qui ont vu le “monstre”, mais toujours pas le moindre être vivant.
Nous nous engageons dans une zone où se côtoient des entreprises de taille diverse, des habitations et deux supermarchés : Aldi et Edeka.
La rue s’arrête là où une entreprise spécialisée dans les machines à empaqueter, industrie de pointe qui exporte jusqu’en Chine, vient de construire son nouveau lieu de production.
Devant nous, il n’y a plus que des champs, des prés, des bosquets.
Sur notre droite, deux constructions en bois qu’on pourrait appeler des baraquements. C’est le but de notre expédition nocturne.
Nous sommes attendues. Des enfants nous ouvrent la porte, nous emmènent dans la cuisine du foyer pour demandeur·euses d’asile, nous restons sur le seuil, éblouies par la splendeur qui s’offre à nos yeux.
Quatre tables juxtaposées sont couvertes de mets odorants, colorés, jaunes, rouges, verts.
C’est le repas de rupture du jeûne du Ramadan, après le coucher du soleil. Nous sommes invitées par une famille syrienne récemment arrivée dans la commune, le papa, la maman et quatre enfants et leur amie libanaise, interprète de langue arabe.
Nous passons une merveilleuse soirée avec eux et elles. En repartant par les rues désertes, en passant devant le “monstre”, la brasserie, les maisons à colombage, nous ne parlons pas, nous avons le cœur serré, la gorge nouée.
Tant de chaleur, malgré les traumatismes
La famille qui vient de nous accueillir est originaire du Nord de la Syrie. Le père de famille est né à Afrin, la maman à Kamishli, ils/elles se sont rencontré·es et marié·es à Damas. Ils/elles parlent kurde et arabe.
Ils/elles arrivent du grand centre de premier accueil de Gießen, où il y a actuellement près de 2000 personnes. Ils/elles ont dû rester deux semaines en quarantaine dans un autre foyer avant de venir à Lich. Une sévère épidémie de Covid 19 sévit dans le centre de Gießen.
Ils/elles ont vécu en Grèce, dans une île, avant d’être transféré·es dans une ville. Ils/elles ont obtenu le droit d’asile ainsi que le droit de gagner l’Allemagne.
Quand ils/elles sont arrivé·es à Lich, la maman a éclaté en sanglots. On ne leur avait pas dit où on les emmenait, ils/elles pensaient avoir un logement à eux et voilà qu’ils/elles étaient à nouveau dans un foyer avec cuisine et douches collectives et deux petites pièces qui ne communiquent pas entre elles, mais ouvrent sur un couloir.
Le petit garçon de neuf ans est handicapé mental et moteur. C’est surtout pour lui qu’ils/elles sont venu·es en Allemagne. Baran, c’est son nom, qui signifie pluie en kurde, a peur du bruit de la pluie sur le mince toit du foyer. Il dort très mal, se lève la nuit. Les chambres ne ferment pas, les portes extérieures non plus. Baran doit être surveillé en permanence.
Sa sœur de six ans est en bonne santé. Elle n’a jamais fréquenté d’école. On nous dit qu’il n’y a pas de place à l’école maternelle.
Une petite de trois ans est atteinte d’une leucémie. Elle est vive, elle aussi veut apprendre. Elle a failli mourir quand ils sont arrivés au centre de Gießen.
Et il y a la petite de huit mois, qui a dû être opérée d’une malformation du palais. Elle ne pouvait pas se nourrir.
Mais ce repas de rupture du jeûne, cette splendeur sortie tout droit d’un conte des mille et une nuits, restera à jamais gravé dans nos mémoires.
Des structures d’accueil démantelées
Corona a démantelé les structures bénévoles d’aide aux réfugié·es. Du lundi au vendredi se succédaient les cours d’allemand, les rencontres, les permanences. Nombreuses sont les personnes et familles restées dans la commune, elles ont encore besoin de notre soutien.
Et voilà que les deux baraquements se remplissent à nouveau. Arrive une jeune femme du Nigeria avec deux enfants, dont l’un est atteint d’une leucémie. On annonce une femme irakienne en fauteuil roulant atteinte d’insuffisance rénale. Elle devra aller trois fois par semaine au centre de dialyse. Encore une mère du Nigeria avec un enfant atteint de leucémie.
Arrive une famille congolaise : les parents, qui parlent fort bien l’allemand et parfaitement le français, et leurs six enfants. Le petit dernier est gravement handicapé.
Et voilà un couple venu d’Afghanistan. Leur petite fille est aveugle.
Quelques jours après le repas des mille et une nuits, je fais le tour du foyer avec le tout nouveau président du conseil des étrangers de Lich, dont je suis moi-même membre. Yahya est Afghan, il est arrivé ici en 2016, il travaille dans une entreprise d’électricité, il sait tout faire et parle plusieurs langues.
Son émotion est grande en voyant la détresse de toutes ces personnes. Il s’accroupit dans le couloir avec le papa qui serre sa petite fille aveugle dans ses bras. Ils se parlent en Dari.
Il me dit : “Ce n’est plus un foyer de demandeurs d’asile, c’est un hôpital, mais sans médecins ni personnel soignant”.
Qu’allons-nous faire ?
Françoise Hoenle