Émancipation


tendance intersyndicale

Nation, identité, religion

Nation, identité, religion : les trois concepts sont distincts. Accolés, cela sonne comme un slogan fasciste. Et c’est en les confondant qu’on fait le lit du fascisme.

UN

Tiens, encore un acrobate !” Nous sommes dans un train, dans la campagne auvergnate. Je lui désigne un christ en croix juché sur un sommet, par la fenêtre. Il me regarde sans comprendre. Je lui parle alors de cet autre christ qui fait la polémique dans un village où certains veulent l’installer, je lui montre l’article dans la feuille locale. J’essaie de lui expliquer à quel point cela agresse, cela oppresse. Cela ne fait pas que défigurer le paysage. C’est l’imposer dans l’espace public de toutes et tous. C’est bafouer la loi du 9 décembre 1905, “la République assure la liberté de conscience”, primordiale, refusant toute domination des esprits, qu’elle soit idéologique ou religieuse. Loi de séparation des Églises et de l’État, qui institue la laïcité.

De nouveau, il marque un temps d’arrêt. Lui, il ne connaît pas ce mot. J’essaie de trouver la traduction anglaise, mais “secularism” ne m’aide pas plus pour expliquer le concept. Andrija est serbe, il a 24 ans, il est né et vit à Belgrade. La Serbie possède un riche patrimoine religieux, quantité de monastères chrétiens orthodoxes avec des peintures anciennes, remontant au Moyen-Âge. Andrija est athée, comme son père. Son grand-père maternel, toute sa vie athée convaincu, partisan entier dans la Yougoslavie de Tito, s’est converti sur ses vieux jours, revirement qui lui vaut bien des boutades.

Il me parle de l’histoire de son pays. Comment, avec une telle position géographique, les Serbes ont payé systématiquement le prix du sang à l’époque où l’Empire romain d’Occident les considérait comme le dernier rempart du christianisme face aux Ottomans (1). Puis les cinq siècles d’occupation turque. La Serbie, périodiquement, reprend les armes pour l’indépendance. Y répondent une répression sanglante, des représailles implacables. La Tour aux crânes (voir ci-dessus), édifiée par les Turcs avec les têtes des Serbes, plus au sud du pays, dans la ville de Nis, illustre encore les massacres. Les Turcs voulaient que les Serbes s’en souviennent ; les Serbes n’oublieront pas.




Je voyais une large tour blanche s’élever au milieu de la plaine brillante comme du marbre de Paros ; le sentier m’y conduisait ; […] je m’assis à l’ombre de la tour pour dormir un moment ; à peine étais-je assis que, levant les yeux sur le monument qui me prêtait son ombre, je vis que ses murs, qui m’avaient paru bâtis de marbre ou de pierre blanche, étaient formés par des assises régulières de crânes humains. Ces crânes et ces faces d’hommes, décharnés et blanchis par la pluie et le soleil, cimentés par un peu de sable et de chaux, formaient entièrement l’arc triomphal qui m’abritait ; il peut y en avoir quinze à vingt mille”.
Lamartine, Voyage en Orient (1833).

L’église serbe a soutenu et étayé la lutte pour l’indépendance. Pour elle-même d’abord. Partout elle a, de son côté, cherché à se maintenir, dans le peuple serbe où qu’il soit. Quand les Serbes, chasséEs par les Ottomans, se retrouvaient en exil. Quand les Serbes étaient dans les confins militaires de l’Autriche-Hongrie catholique, utiliséEs comme garde-frontières. Quand elles et ils étaient sous l’occupation turque musulmane. Elle a bataillé pour sa propre indépendance aussi en tant qu’église (autocéphalie), qu’elle a obtenue.

Bref, résume Andrija, l’église serbe a joué un rôle important pour le pays. La majorité des Serbes l’ont intégrée comme un facteur facilitateur de l’existence de l’identité serbe. Du coup, les croix semblent faire partie du paysage… Nous en revenons au point de départ de notre discussion. Je lui parle de Novi Pazar, à majorité musulmane, et de la région du Sandzak dont elle est la ville principale, au Sud-Ouest de la Serbie. Je l’interroge, quelle est son impression quand il voit des minarets ? Son visage se ferme. Oui, cela le frappe. Bien sûr, pour un Belgradois, c’est inhabituel. Tout à coup, le signe religieux est remarquable, il s’impose au regard. Petit à petit, on en revient à la laïcité. Dans la nation serbe, il y a des athées et des croyantEs en différentes religions. L’espace public, à qui est-il ? Ni aux unEs, ni aux autres. Une citation, dont je chercherai la lettre exacte plus tard, me revient en mémoire. “L’universalisme n’est pas une option arbitraire et répressive à l’égard des particularismes, mais bien plutôt ce qui leur permet de coexister pacifiquement en leur fournissant le seul régime d’affirmation qui n’engendre ni la guerre ni l’enfermement dans la différence. Pour cela, la préservation d’une sphère publique qui leur est soustraite est décisive” (2).

La discussion touche à sa fin. Les villages défilent, s’échappent de chaque côté des rails. Les yeux dans le lointain, chacunE suit le fil de ses pensées. Lui quelque part avec ces habitantEs qui se battent contre l’installation d’une croix sur la colline. Moi, toujours stupéfaite que la laïcité, qui me semble si naturelle, soit parfois si méconnue.

DEUX

« No religion”. Il a appuyé ses mots et les a pesés, comme s’il les gravait. Sans élever la voix, mais avec un ton sans réplique. Pour arrêter là les religions, pour qu’on se souvienne. D’autres disent “plus jamais ça”.

Igor a 45 ans, il est Suédois. Bosnien réfugié en Suède où il a obtenu la nationalité, la laïcité est pour lui une évidence. Sur notre route vers Doboj, en Bosnie, il ne peut pas pardonner. Il dit qu’il a perdu dix ans de sa vie, mais en fait c’est bien plus. Un jour, la guerre a été là, et les gens ont été fichés, séparés. Sur les cartes d’identité, la mention de la religion a fait son apparition. Son père, reconnu de filiation serbe, a pu rester et continuer à travailler à Doboj, qui allait appartenir à ce qui est aujourd’hui la République Serbe de Bosnie-Herzégovine. Sa mère n’a pas eu la même chance. Sur sa carte, par déduction, on lui appose la mention “musulmane”, réservée aux Bosniaques. Elle n’est pas musulmane, peu importe. La mention athée n’existe pas. Elle doit partir.

Igor n’a pas vingt ans alors, il distribue toutes ses affaires aux copains, sa collection de disques vinyles, à droite à gauche. Histoire ordinaire de réfugiéEs. De nuit, une femme, avec ses deux enfants, entreprend un long et incertain voyage pour gagner un endroit sûr. Ce sera la Suède.

Igor ne pardonne pas à son père, non plus. D’être resté. De n’avoir pas été là, à leurs côtés. De ne pas les avoir suiviEs et protégéEs là-bas, dans la violence des camps de réfugiéEs.

ArrivéEs à Doboj, nous montons les quatre étages qui mènent à l’appartement où il a grandi. Son père s’y est réinstallé après la guerre. Certains meubles ont survécu, à la cave. Je découvre une fresque sur le mur du palier. Igor dit, j’ai peint cela, j’étais jeune… répond à mes questions, ici, c’était ma chambre, ce lit, c’était le mien, ressorti de la cave, avant il y avait aussi celui de ma sœur, le même. Tout est factuel. Aucune nostalgie, aucun attachement. Rien de tout cela n’a plus de valeur, c’est une autre vie, la vie de quelqu’un d’autre. C’est cassé depuis longtemps. Seule la colère est restée. La réalité d’Igor depuis, c’est l’exil.

J’ai rencontré Lejla bien plus tard, en janvier 2020. Elle a une autre histoire. Réfugiée en France, elle y a fait ses études et est revenue et vit à Sarajevo où elle est née. Aujourd’hui professeure de français, elle me parle de ces écoles de la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (3) au sein desquelles les classes sont encore constituées selon la religion des élèves. Je suis effarée. La volonté de faire de la religion un élément constitutif de l’identité a donc ici perduré. Pourtant, on sait où cela a mené. Tout ramène à l’idée que combattre l’immixtion des religions partout dans la sphère publique ne peut qu’être libérateur. Et indispensable à la paix. La religion ne saurait être un facteur identitaire ou national.

TROIS

Janvier 2020. Me revoilà à Istanbul, une des villes les plus cosmopolites et modernes de Turquie, assurément. Pendant la descente de l’avion, à l’approche, je m’étonne : que fait cette énorme mosquée sur le tarmac ? Je ne me souvenais pas de cela il y a sept ans… Il est vrai qu’il s’agit du nouvel aéroport, ouvert en 2018. Y en avait-il une dans l’ancien site ? Peut-être ne l’avais-je pas vue ? Dans l’aéroport, la signalisation pour s’y rendre me trouble encore. Un instant, j’imagine une église à chaque gare, dans chaque aérodrome. Oppressant. Je chasse ces images de mes pensées pour me diriger vers les files d’attente de contrôle des passeports. Là, nouveau choc. Dans les quatre guérites à ma gauche, des policières en uniforme voilées. Identiques. Je me pose tout à coup la question, est-ce obligatoire ? Partie intégrante de l’uniforme ? À la droite de la file que j’ai intégrée, un rire me fait tourner la tête. Un policier et une policière plaisantent. La femme n’est pas voilée. Mais la Turquie d’Erdogan diffère de celle d’Ataturk, officiellement laïque. Le voile est désormais autorisé pour les femmes fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions, et dans les universités… La pression sociale s’exerce. Des espaces de liberté disparaissent. Bientôt, déjà peut-être, la discrète, la neutre, la laïque ou l’athée qui ne porte pas le voile sera l’exception, dévisagée, dérangeante, épinglée, la “mauvaise femme”. Je repense au combat du collectif “Femmes sans voile” d’Aubervilliers (4) et à celui de ces femmes arabes contre le port du voile (5), leur incompréhension face à l’attitude d’une partie de la gauche française, qui défend le voile comme une liberté, quand elles vivent son oppression chaque jour, et à plus forte raison dans les classes les plus pauvres ! Où est le soutien des pays laïques ? Où est la gauche ? Une voix me tire de mes pensées. C’est à mon tour. Je lève les yeux vers le guichet. La fonctionnaire en exercice me sourit. Je respire. Elle n’est pas voilée. Je lui tends mon passeport.

QUATRE

Cléon-d’Andran (Drôme), Semaine d’Émancipation tendance intersyndicale. C’est l’été, l’année scolaire est finie, nous en profitons pour nous retrouver, refaire le monde, partager nos analyses, débattre, retrouver les copines et les copains, rencontrer d’autres militantEs, visiter le coin… Sur toute une partie du camping, nos tentes, nos tables autour desquelles s’affaire une organisation coopérative bien rodée, caisse commune, cuisine, courses, rotation. Olivier V. nous raconte que deux hommes en noir, venus démarcher le quidam, ont eu le malheur de s’aventurer au sein de cette partie autogérée du camping. Des témoins de Jéhovah en mission, prosélytes aguerris à la recherche de nouvelles proies. Olivier les a accueillis en leur précisant qu’ils entraient ici dans un repaire “d’athées pratiquantEs”. Ils ont fui comme s’ils avaient vu Satan en personne, et nous, on a bien rigolé.

Nous combattons toutes les religions car aucune ne saurait être libératrice, ni représentative de l’identité d’un peuple. Quid sinon des Arabes athées, des Serbes athées, de touTEs les individuEs athées, quelles que soient leur nationalité et leur histoire personnelle ou collective, qui se battent contre l’oppression et l’obscurantisme religieux ?

Claire Demel

(1) Pour aller plus loin, voir l’ouvrage très documenté Histoire du peuple serbe, sous la direction de Dusan T. Batakovic, éd. L’Âge d’Homme, 2005.

(2) Henri Pena-Ruiz, Dictionnaire amoureux de la laïcité, p. 216-219, Plon 2014.

(3) Une des trois entités qui composent la Bosnie-Herzégovine avec la République serbe de Bosnie et le District de Brčko.

(4) Pour mémoire, on peut consulter la page https://www.nouvelobs.com/societe/20160708.OBS4279/elles-militent-contre-le-voile-il-n-est-pas-sacre-il-est-patriarcal.html

(5) Par exemple, en février 2019, la campagne « Les prisonnières du voile en Algérie » a fait son apparition sur les réseaux sociaux. Https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/algerie/algerie-des-femmes-en-campagne-contre-le-port-du-voile_3191905.html

La laïcité, ici et ailleurs

On entend parler de “laïcité à la française”. Expression fausse, idée fausse : la laïcité est tout ce qu’il y a de plus universel. L’extrait du Dictionnaire amoureux de la laïcité d’Henri Pena-Ruiz, reproduit ci-dessous, l’illustre bien.

Présenter la laïcité comme une « donnée culturelle », c’est conjuguer une étrange amnésie à l’égard de l’histoire et une cécité à la géographie. Un retour sur le passé montre à l’évidence que la laïcité n’est pas un produit spontané de la culture occidentale, mais une conquête, accomplie dans le sang et les larmes, contre deux millénaires de tradition judéo-chrétienne de confusion mortifère du politique et du religieux. Quant à la géographie, elle nous apprend que l’idéal laïque est défendu aussi bien en Inde qu’en Algérie, au Mexique qu’en Slovénie, en Turquie qu’en Pologne. Il n’est pas vrai que le mot « laïcité » soit si peu répandu : il a son équivalent dans les grandes langues, même s’il est peu usité dans certains pays en raison des survivances du pouvoir religieux qui y règne. L’important d’ailleurs n’est pas dans le terme, mais dans la nature des principes qui s’y trouvent reconnus. […]

L’idéal laïque unit les hommes par ce qui les élève au-dessus de tout enfermement. Il n’exige aucun sacrifice des particularismes, mais seulement le minimum de recul qui permet de ne pas leur être aliéné, et de les vivre comme tels, voire de les remettre en question. […]

La laïcité ne requiert pas des sujets humains abstraits, désincarnés : elle refuse seulement de tenir pour « culturels » et respectables, des rapports de pouvoir, fussent-ils enveloppés dans des coutumes qui à la longue les font paraître solidaires de toute une « identité collective ». Difficile question des rapports entre droit, politique et culture. Contester une tradition rétrograde, ce n’est pas renier ses racines, mais distinguer les registres d’existence en évitant de confondre la fidélité à une culture et l’asservissement à un pouvoir.

La personne concrète se découvre alors sujet de droit, capable de vivre en même temps sans les confondre la mémoire vive d’une culture et la conscience distanciée de certains « usages » dont elle entend s’émanciper. »

Extrait du Dictionnaire amoureux de la laïcité d’Henri Pena-Ruiz, Plon 2014, p. 757-759

Des écoles laïques !

Le combat pour les écoles publiques rejoint le combat pour la laïcité, particulièrement dans les régions de France, comme en Bretagne, où l’école privée, très présente, reste la sainte école. Inoffensives, les écoles privées ? Superflue, la laïcité ? Petit retour sur les fondements d’une école émancipatrice.

[…] Loi du 9 décembre 1905, consacrant la séparation stricte des églises et de l’État. Les cultes sont désormais cantonnés à la sphère privée de chaque individu qui choisit librement d’avoir une religion, de ne pas en avoir, ou d’en changer. Son article 1 précise que la République “assure la liberté de conscience”. Cette affirmation ouvre un champ de liberté énorme, car il implique la responsabilité de l’État, non seulement dans ce qui est (liberté de pensée et d’expression de chaque citoyen), mais dans ce qui doit être, c’est-à-dire la formation des esprits des enfants à l’exercice de cette liberté. La mission fondamentale de l’école de la République laïque, à savoir la formation de citoyens capables de se déterminer librement en toutes circonstances, est ainsi réaffirmée.

Extrait du Dictionnaire de la laïcité

sous la direction de Martine Cerf et Marc Horwitz, Armand Colin, 2011, p.91.

L’éthique et la déontologie de l’enseignement laïque […] Il s’agit d’instituer le sujet libre, non de le présupposer, et quels que soient les conditionnements qui ont pu induire chez l’élève blocages ou préjugés, l’école doit être le lieu où se cultive la distanciation réflexive. Le but n’est pas de détruire les effets de l’éducation familiale, mais de faire advenir d’autres démarches, d’autres références, afin qu’aucun élève ne soit prisonnier de ses origines. C’est un principe de générosité exigeante qui conduit à restituer à toute personne singulière un horizon d’universalité.

Extrait du Dictionnaire amoureux de la laïcité d’Henri Pena-Ruiz, Plon 2014, p. 300-303.


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