Les interrogations sont nombreuses pour chacun·e et elles sont souvent communes.
Comment les pauvres peuvent-ils échapper à l’angoisse du lendemain ? Quel avenir pour nos enfants sur une planète en voie de devenir inhabitable ? Comment dépasser un sentiment d’impuissance ? Quels sont les chemins vers une société sans oppressions ?
Un monde malade
Les manœuvres militaires agressives dans l’est de l’Europe ou dans la mer de Chine, les affrontements armés au Moyen-Orient, en Afrique, le fondamentalisme religieux pratiquant la terreur, etc. sont les signes éclatants de la fragilité d’une paix exceptionnelle que nous connaissons en Europe de l’Ouest. Paix que nous combattons à l’extérieur en intervenant militairement et en armant les conflits à l’étranger. Paix que nous confondons avec la course aux armements.
Lorsque la guerre ne se fait pas à coup de destructions, d’assassinats de masse et de crimes d’État, elle se poursuit quotidiennement sous la forme d’une guerre économique. Celle-ci bouleverse les sociétés, annihilant les ressources de millions de personnes, transformant des régions en déserts sociaux et d’autres en camps de travail.
La cause de ces malheurs est bien connue et reconnue, c’est l’expression de la lutte des classes menée par les classes dominantes. La robotisation et la délocalisation de la production et des services étendent la précarité dans les différentes strates de l’emploi et renforcent l’intensification du travail et la pression sur les salaires. Quotidiennement, les règles du management tuent socialement sans état d’âme ceux qui n’atteignent pas l’objectif de profitabilité.
L’expansion du capital et la mondialisation de la domination capitaliste subissent des contraintes externes et internes. Celles externes sont les coûts plus élevés des matières premières (extractions plus coûteuses, raréfactions, flux tendus, etc.). Celles internes sont la baisse des taux de profits et des investissements. L’augmentation des actifs financiers mondiaux (ils ont dépassé 300 % du PIB mondial en 2020 !) constituent une économie de casino responsable de crises financières de plus en plus fréquentes supportées par les plus pauvres.
La Chine, en tête dans le développement des techniques de contrôle de masse, les régimes indien, philippin, russe, brésilien, nicaraguayen, hongrois, polonais, biélorusse, etc., exercent tous un pouvoir autoritaire. Partout les pays se barricadent et répriment. Les institutions démocratiques occidentales glissent aussi vers des formes autoritaires. Forte de ses institutions présidentielles, des lois d’urgence contre le terrorisme à l’état d’urgence sanitaire, des lois contre l’immigration aux lois sécuritaires, la France s’est lancée sur la pente d’une non-démocratie et d’une répression policière et judiciaire des couches populaires.
Une partie importante des populations soutient ce processus anti-démocratique. Le socle de ce courant est le racisme, la xénophobie et la crainte du déclassement engagé par le creusement des inégalités. La conjonction d’États autoritaires avec une droitisation des opinions et la faiblesse des gauches ouvre un boulevard à la fascisation des sociétés.
Expressions de la domination capitaliste, le productivisme et la recherche du profit détruisent la vie sur terre. La pollution atmosphérique, aquatique, des sols, le réchauffement climatique et son cortège de catastrophes, la destruction de la biodiversité, le développement de nouvelles pandémies sont les conséquences de la commercialisation sans limite de la nature, d’une croissance insoutenable et d’un consumérisme futile. L’exploitation de l’homme par l’homme à l’origine des malheurs du monde mène aussi à l’extinction possible de l’humanité.
Il y a état de nécessité à détruire le système capitaliste auteur de crimes contre l’humanité.
Une gauche indigente
En France, mais pas que, les mouvements socialiste et communiste se trouvent dans une situation sans issue. Type de parti humaniste et réformiste, la Sociale-démocratie au pouvoir a toujours servi d’abord les intérêts de la classe dominante au point d’avoir perdu tout crédit dans son électorat. Le Parti communiste a perdu son modèle, l’URSS, en même temps qu’il s’est accroché désespérément au PS. Incapables d’avoir un projet politique antilibéral, encore moins de rupture, ils se sont coupés des classes populaires. Podemos, Syriza et La France insoumise, possibles relais aux succès éphémères, n’ont pas réussi à recréer des liens profonds et durables avec ces classes populaires. Cette faiblesse politique tant organisationnelle qu’idéologique laisse le champ libre à l’extrême droite qui capte les diverses frustrations.
En délocalisant, en robotisant et, aujourd’hui, en s’attaquant avec “l’ubérisation” au salariat et à ses garanties, la mondialisation capitaliste a atomisé les ouvrier·es et les employé·es. Dans ce contexte défavorable, le mouvement syndical, divisé, peine à maintenir une représentativité qu’il assied essentiellement sur des négociations devenues difficiles. Les fonctionnaires et les employé·es des services publics forment maintenant la principale masse déclinante des syndiqué·es. Les luttes revendicatives se produisent donc le plus souvent indépendamment de ces organisations, tout en gardant des liens avec elles. Phénomène nouveau, la vague de démissions aux États-Unis cet été ou encore dans les services de santé en France procèdent d’un refus du travail indigne.
Un monde qui bouge
Malgré tout, des mouvements populaires se battent dans le monde entier. Ils réclament la démocratie et la dignité et dénoncent la corruption des élites et la répression. Ils sont le plus généralement spontanés et/ou encouragés par l’expérience d’autres mouvements similaires. L’aboutissement de ces grandes mobilisations est souvent une répression sauvage et l’échec. Parfois, la révolte réussit à faire partir le personnel politique au pouvoir. Alors, celui-ci laisse la place à un autre qui ne se distingue guère du précédent. En l’absence de projet politique de rechange et d’organisation qui le porte, parfois dans un contexte d’intervention étrangère, ces révoltes légitimes ont peu de chance de changer le destin des peuples qui ne se soumettent pas.
Quelques exemples.
Les révoltes du “printemps arabe” de 2011 ont chassé les dirigeants, remplacés aussitôt. Certains pays ont plongé dans le chaos. Alors que la Tunisie semblait avoir mieux réussi, le président Kaïs Saïed vient de s’octroyer les pleins pouvoirs. La Syrie, Bahreïn, la Libye ont subi des interventions étrangères sanglantes. L’Égypte, après un pouvoir religieux élu, subit maintenant une nouvelle dictature. En Algérie, le Hirak a chassé le groupe dirigeant corrompu, mais l’armée reste maîtresse du terrain. Au Soudan, la révolte de 2018-19, a chassé Omar El-Bechir, mais l’armée se maintient dans un fragile équilibre conflictuel face au mouvement populaire.
À Hong Kong le puissant mouvement démocratique est décapité et “en veille”. Face au coup d’État militaire en Birmanie, la riposte pacifique s’est transformée en guérilla. Enfin, après une lutte continue d’une année (faisant 600 mort·es, de nombreux blessé·es et emprisonné·es) les paysan·nes indien·nes ont imposé le retrait des lois de libéralisation de l’agriculture.
Au Chili, après la révolte de 2019, le pouvoir a dû concéder l’élection d’une Commission constituante. L’élection de Gabriel Boric conforte cette victoire fragile. En Équateur, un mouvement de grèves et de manifestations a résisté à une politique d’austérité insupportable. En Bolivie, la population s’est opposée violemment à l’annulation indue de l’élection d’Evo Morales, puis a élu Luis Arce, compagnon de Morales.
En Espagne, en 2011, les “Indignés” ont occupé les places pour une représentation politique réellement démocratique et le droit à une vie digne. La même année, aux États-Unis, le mouvement “Occupy Wall Street” a contesté l’injuste répartition des richesses et le pouvoir de l’argent. Les efforts de ces deux derniers mouvements en ont inspiré de nombreux autres. En France, mobilisé·es contre l’austérité et l’autoritarisme de Macron, les Gilets jaunes ont subi une répression violente. En Biélorussie, la population a dénoncé les élections truquées et a été fortement réprimée.
Au quotidien, des personnes, engagées dans des mouvements, dans des associations, se mobilisent contre les diverses oppressions. Elles se confrontent au patriarcat, au productivisme, à l’action des forces armées de l’État “de droit” ou dictatorial, aux préjugés racistes issus de la domination occidentale. Objectivement, elles combattent le modèle de société façonné par le capitalisme.
Les mouvements féministes résistent aux limites imposées à l’IVG et mènent une campagne intense contre les violences faites aux femmes. Le racisme et le fascisme sont dénoncés dans des campagnes d’explication et combattus dans des manifestations de rue. Des citoyen·nes et des associations soutiennent les migrant·es en situation irrégulière et organisent leur sauvetage en mer. Les violences policières banalisées par le racisme ambiant et les glissements autoritaires des États provoquent de vastes manifestations de protestation comme celles du mouvement “Black lives matter” après l’assassinat de George Floyd aux USA. Des Zones à Défendre (ZAD) résistent en occupant des lieux face à des projets inutiles ou dangereux. Enfin, de multiples associations se mobilisent contre le réchauffement climatique et ses conséquences, contre la pollution, contre la disparition de la biodiversité, contre le nucléaire, etc. Ces mobilisations entraînent de façon marginale les organisations politiques et syndicales. Ces luttes sont relativement dispersées, mais profondément solidaires.
Changer le monde
Ce rapide tour d’horizon montre à la fois que le capitalisme est mortifère et que les besoins et les aspirations humaines ne peuvent pas être satisfaites dans le cadre de ce système. Le néolibéralisme en déclin, mais pensé indépassable, crée un sentiment d’impuissance face aux échecs des dernières décennies. Compter sur un mouvement de révolte, tels ceux que nous avons vus, ne permet pas de transformer le rapport de force et, souvent, renforce la réaction. S’il sensibilise l’opinion, le travail quotidien des associations ne peut pas transformer la société marquée par la concurrence, la hiérarchie et la violence. Il faut chercher plus loin.
Des programmes politiques de gauche ne manquent pas. Ils proposent bien certaines mesures, rejetées par le système, qu’il serait bon de mettre en œuvre. Encore faudrait-il qu’elles soient portées par des organisations liées aux classes populaires ! Enfin, conçues pour être applicables dans le système capitaliste, elles ne sont pas émancipatrices. Et quand bien même elles seraient parfaitement justes et anticapitalistes, le rapport des forces actuel les rend totalement spécieuses. De plus, pour créer les conditions de leur mise en application, il faudrait détruire les instruments du pouvoir de la bourgeoisie, ce qui ne se trouve pas dans leurs programmes. Par ailleurs, la légitimité des institutions est amoindrie et l’abstention massive marque la défiance face au pouvoir et le scepticisme face aux promesses. Pour mettre fin à l’exploitation, aux oppressions, compter sur un changement politique pacifique par la vertu des élections est irréaliste, l’État restant au service de la classe dominante. Néanmoins, un gouvernement de gauche porté au pouvoir par une vaste mobilisation populaire peut encourager les masses en mouvement à dépasser le cadre d’une simple alternance.
Rien n’est écrit et les perspectives de changements ne sont pas évidentes et exigent une intense énergie. Nous nous trouvons devant un bouleversement climatique inévitable. Dans ces conditions, indépendamment de ses difficultés internes, le capital peinera à prolonger sa croissance et à en tirer des profits. De plus, la concurrence entre les deux premières puissances économiques est porteuse de conflits. La probabilité est forte de connaître un monde secoué par des crises violentes dues à des catastrophes écologiques avec son cortège de misères humaines. Ces difficultés climatiques et ces rivalités généreront des affrontements qui fragiliseront les conditions de vie de populations extrêmement nombreuses qui, souvent déjà, ont une expérience de luttes et l’aspiration à vivre dignement. De ces crises pourront naître des formes de barbarie ou de socialisme.
L’absence de projet émancipateur mène une partie des classes populaires déçues dans les eaux sales des fascistes. Résister à cela passe d’abord par les luttes sociales pour de meilleures conditions de travail et de vie. Les luttes contre l’autoritarisme et le racisme d’État, contre les actes racistes, contre la violence de la police et des fascistes, contre les oppressions sexistes et de genre, contre le saccage de la planète, participent à l’élargissement d’un front de classe. Enfin, pour l’émancipation des classes populaires, la construction d’un projet de rupture avec le capitalisme est nécessaire.
Les luttes écologistes se heurtent directement au productivisme et à la recherche du profit par le capital. Les “petits pas”, les compromis auxquels nous assistons, l’illusion d’un capitalisme vert sont autant de reculs criminels par rapport à une urgence de plus en plus pressante. Ces luttes écologistes se heurtent aussi au fait que l’impérative sobriété est ressentie comme injuste par ceux et celles qui aspirent à plus de bien-être. Surmonter ces obstacles nécessite l’instauration d’une véritable démocratie où les productions seront décidées collectivement en fonction des besoins et non du profit. La lutte pour la sauvegarde du vivant est donc intimement liée à la lutte pour l’émancipation.
Dans un monde dominé par le capitalisme, tout est à inventer et toutes les luttes servent d’expérimentation. Si elles sont le plus souvent délimitées au niveau national, certaines se développent à un niveau international. Partout où elles se produisent, des enseignements apparaissent. Formant déjà une vaste communauté solidaire, les personnes qui en sont les acteurs et actrices diffusent leurs expériences. En immersion dans les luttes, elles sèment les germes d’une conscience de classe.
Une très forte conscience politique et une capacité d’intervention réelle sont incontournables pour dépasser le sentiment d’impuissance et combattre l’injustice. Dans les conditions de contrôle des populations, de chaos écologique, de tensions sociales et de migrations climatiques, rester concentré·e sur le projet anticapitaliste dans chaque moment des luttes est la tâche première. Les événements mondiaux et la solidarité internationale permettront de transformer au fur et à mesure le sens des luttes, les échecs et les victoires. Ne jamais se résigner.
Ce qui précède est connu, souvent refoulé. Dans le passé, les constructions politiques se sont opérées à l’occasion d’un événement fondateur, marqueur du niveau de conflictualité dans la lutte des classes. Événement imprévisible, mais néanmoins probable, il apparaît là où les classes populaires prennent conscience de leur force, contestent l’hégémonie vacillante des dominant·es et où elles se battent pour prendre leur sort en main.
Vu d’ici, cela peut paraître très éloigné, n’être qu’un vague horizon à atteindre. Pourtant, le dépassement de la société de classes est un objectif non seulement souhaitable, mais urgent et fondamental à l’équilibre de la vie et à sa préservation.
Michel Bonnard, 02-01-2022