Elle s’appelle Camille Lefebvre, elle est historienne chercheuse au CNRS et vient de publier un essai À l’Ombre de l’Histoire des Autres. Enfin, un essai, si l’on veut, car la genèse de ce livre est plus compliquée qu’il n’y paraît.
Camille Lefebvre est une spécialiste de l’Afrique saharo-sahélienne et son champ d’étude, de son propre aveu, n’est ni l’histoire européenne au XXe siècle ni la seconde guerre mondiale, ni la Shoah.
Et pourtant, elle nous invite à suivre les pérégrinations, les exils, les engagements de quatre personnes au début du XXe siècle.
Ces quatre personnes ont en commun d’être les grands-parents de Camille Lefebvre. Catherine et Paul du côté maternel, Simone et Mariano, du côté paternel.
L’intérêt pour l’historienne est de travailler sur un matériau qui tient à la fois de l’héritage familial et de la matière historique.
Tous les quatre ont, en effet, partie liée avec la “grande” histoire. La mère de Catherine, Olga, née Katzovitch, fuit, avec sa famille, les pogroms à Kichinev, capitale de la Bessarabie (devenue celle de la Moldavie depuis 1991). Elle épousera un français, Jean Lautier, en 1916, sera veuve avec six enfants, à la mort de ce dernier, en 1933. Paul, issu d’une famille de juifs séfarades, quitte Sidi-Bel-Abbès, son Algérie natale colonisée pour entamer des études de cinéma à Paris à l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques), il deviendra cinéaste et prendra de la distance avec ses origines juives qu’il laisse derrière lui à son départ d’Algérie.
Mariano est un combattant Républicain pendant la guerre d’Espagne de 1936 à 1939, membre du PCE. Il connaîtra les prisons franquistes pendant plusieurs années, de 1943 à 1951. Simone qui deviendra sa femme est originaire de Haute-Normandie, elle est institutrice, sœur de Paulette, résistante communiste pendant la seconde guerre mondiale. Elle aussi, comme l’écrit Camille Lefebvre, sera “introduite à la sociabilité militante communiste”.
Les questions posées par l’historienne sont de deux ordres.
Peut-on faire de sa famille un objet d’étude et laisser toutefois affleurer un rapport plus intime à son sujet ? Comment l’engagement communiste peut-il servir à passer à “autre chose” voire à effacer tout ou partie de son histoire personnelle afin de se construire une nouvelle identité, géographique et politique, la plus éloignée possible des déterminismes de naissance ?
L’essai que l’on a entre les mains répond à ces questions et parvient à maintenir le difficile équilibre entre histoire privée et histoire tout court. L’histoire est peuplée de gens ordinaires qui vivent des événements extraordinaires. Rien ne prédestine, en effet, à affronter le nazisme, à sauver ses enfants d’une mort certaine ou à se retrouver en prison sous Franco pendant huit ans pour faits de résistance. Rien si ce n’est son lieu de naissance, les circonstances historiques et les qualités intrinsèques d’un individu. Les quatre personnes dont on suit le cheminement, au travers de souvenirs éclatés, d’archives familiales ou administratives, ne sont pas des figures héroïques. Chacun·e invente les conditions de sa survie dans l’exil, de son dépassement et conserve sa dignité d’être humain, quels que soient les engagements choisis.
À l’Ombre de l’Histoire des Autres n’a rien d’un ouvrage théorique mais il n’est pas non plus un récit familial qui privilégie l’anecdote. Camille Lefebvre, à l’instar d’autres historiens qu’elle cite dans l’introduction, mène l’enquête sur ses grands-parents avec la rigueur minutieuse d’une chercheuse et son empathie avec les histoires rapportées, ne fait qu’affleurer au détour d’une phrase, d’un souvenir ou dans une dédicace à sa mère d’une sobriété déchirante.
Le livre est bref mais y souffle le vent tempétueux, souvent tragique, du XXe siècle. On le ferme et l’on se pose des questions sur sa propre famille, sur ses grands-parents. Que reste-t-il de leurs existences, quelles traces ont-ils laissé, qui sommes-nous au travers d’eux et d’elles ? Si je me penchais sur la génération qui m’a précédée, quelle problématique serait mienne, quel questionnement me guiderait ?
Un conseil pour finir : n’hésitez pas à solliciter votre libraire pour commander le livre car vous ne le trouverez pas à disposition dans les rayonnages.
Grâce à À l’Ombre de l’Histoire des Autres parvient au lecteur et à la lectrice la grandeur modeste de l’être humain quand il/elle choisit de marcher sans se retourner, de résister, de vivre envers et contre tout. Exactement ce dont nous avons besoin aujourd’hui pour envisager l’avenir avec lucidité, sans défaillir.
Sophie Carrouge
- Camille Lefebvre, À l’Ombre de l’Histoire des Autres, éditions EHESS, 2022, 13€80.
- À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr).