Cette première version du texte d’Ionesco, parue sous forme de nouvelle, est mise en scène et interprétée par Sébastien Gérard au théâtre Darius Milhaud jusqu’au 19 février. Reprise en mars et avril.
La pièce qui dure une heure et quart nous fait perdre de vue la notion du temps et des espaces, l’imaginaire se mêlant au réel, la portée universelle de la fiction à notre actualité. Le jeu de l’acteur est prodigieux : incarnant divers personnages et divers états… jusqu’à l’animalité, il multiplie les variations de rythme, de diction comme de déplacement, les changements de registre et d’intonations, comme de jeux de physionomie ou de la gestuelle portés jusqu’au mime caricatural. Du coup le rire l’emporte sur la méditation morose que pourrait faire naître le parallèle qui s’impose entre le cauchemar vécu par ce personnage et la situation accablante que nous vivons.
Un parallèle sur plusieurs plans : celui de l’épidémie strictement sanitaire – l’extension de la contagion pouvant se figurer par celle de la rhinocérite – mais aussi le plan psycho-sociologique : ce dont on aurait refusé l’idée, extravagante (pour nous : port du masque, interdiction de toucher l’autre, de se tenir à moins d’un mètre de lui ou elle, etc.) est devenu la norme, comme dans la pièce la métamorphose de la population en troupeau de pachydermes ! La peau de l’autre doit être bien verdâtre et rugueuse pour que nous ne puissions plus nous y frotter !
Un pas de plus et voilà la dimension socio-politique, évoquée avec le comédien à la sortie : celui des totalitarismes sous toutes ses formes – soft ou hard – dont, bienvenue en cette folle conjoncture, le spectacle est la fantastique métaphore.
Mais ne l’oublions pas, les tout derniers mots de Bérenger, abandonné par tous, y compris sa chère Daisy, tenté d’abord de se laisser aspirer par le renoncement général, témoignent d’un sursaut de résistance : “Hélas jamais je ne deviendrai Rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement ! Mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir, j’ai trop honte… Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! […]
Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! Contre tout le monde je me défendrai, contre tout le monde je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout, je ne capitule pas !”
Marie-Claire Calmus
- Rhinocéros d’Eugène Ionesco par la Compagnie Galimafré. Mis en scène et interprété par Sébastien Gérard. Théâtre Darius Milhaud, 80 allée Darius Milhaud 75019 Paris.