Le réalisateur et scénariste Stéphane Brizé poursuit son observation critique du monde du travail. L’originalité de ce film est qu’il est totalement tourné en intérieurs, essentiellement en gros plans, et centré sur les dialogues.
Il s’agit en effet de traquer la perversité du langage néo-libéral dans ses euphémismes patelins et ses travestissements. Un des atouts de l’efficacité de ce système est la dénaturation des mots et leur agencement, diffusés par les discours officiels – ceux des puissant·es en général, dont les media sont la caisse de résonance.
La perversité néolibérale
La fiction nous met de plain-pied avec le monde de l’entreprise – ses chef·fes et ses sous-chef·fes – le chef suprême lui-même, dominé et dirigé par les actionnaires, et qui n’apparaît que quelques minutes, incarnant le comble du machiavélisme.
Le personnage central, Philippe Lemesle, est à l’échelon intermédiaire – chef local – s’ingéniant à bloquer, détourner et manipuler les demandes et revendications légitimes des subalternes jusqu’à ce que, acculé à vendre son âme, il n’en puisse plus et renonce à un jeu qu’il connaît par cœur.
Une séquence admirable est celle où sur ce plan il en remontre à sa supérieure, proche de la direction, la forçant à considérer, pour éviter les licenciements, un plan qu’elle jugeait irrecevable, en la convainquant qu’elle-même n’est qu’une pièce vulnérable sur l’échiquier : tous les éléments de la pyramide sont jetables.
Il est au moins autant qu’elle formé à la stratégie malsaine qui consiste à refuser, nier comme inopportunes les interrogations sincères et pertinentes des collègues sur le plus voyant et scandaleux de l’exploitation, et à tricher avec la base : par exemple en faussant le sens d’un hochement de tête répondant aux questions insistantes des salarié·es sur la rumeur d’un plan social.
La parade qu’eux trouvent à ses dérobades et mensonges est de les rendre publiques, ce qui aboutit à l’ébranlement provisoire de l’ensemble. Petite victoire pour les dominé·es, et pour Lemesle début d’une prise de conscience et d’une remise en question.
Un des moments les plus fascinants de cette guerre du langage est celui où la représentante de la direction retourne ses arguments en tentant de substituer à ce qui reste de souci humain dans l’esprit de son interlocuteur une éthique toute autre : la solidarité abstraite, financière et de pouvoir, des entrepreneurs à tous niveaux même s’ils n’en tirent aucun bénéfice. Celle d’une secte : on doit adhérer aveuglément à la foi, au catéchisme et au rituel. Alors qu’il est officiellement licencié, la jeune femme marchande son maintien dans le poste contre la démolition d’un de ses collègues – ce qui met un terme, par un sursaut de dignité et peut-être de clairvoyance, à la corruption à laquelle il a jusque-là consenti.
On se demande comment le réalisateur a pu reconstituer ce semblant de logique impeccable d’un discours néo-libéral coupé de la réalité humaine et n’ayant pour repères et valeurs comme pour vocabulaire que “concurrence, compétitivité, profits”. Stéphane Brizé a-t-il assisté à de telles jongleries à l’intérieur d’une entreprise ?
Guerre du langage et guerre sociale
L’effet produit est en tous cas fantastique, effrayant. Il résonne de propos qui ne nous sont que trop familiers.
Évoquant en contrepoint ceux, admirables, de Bourdieu sur “l’insécurité sociale” dans l’édition récente de ses Interventions de 1961 à 2001 1 :
“À quand avec Tony Blair l’obligation faite aux jeunes chômeurs d’accepter n’importe quel petit boulot et la substitution à l’État Providence de l’État Sécuritaire ?
Les deux phénomènes – la consommation effrénée des uns et la misère des autres-ne sont pas seulement concomitants – pendant que les uns s’enrichissent en dormant, les autres se paupérisent chaque jour un peu plus – ils sont interdépendants : quand la Bourse pavoise, les chômeurs trinquent, l’enrichissement des uns a partie liée avec la paupérisation des autres. Le chômage de masse reste en effet l’arme la plus efficace dont puisse disposer le patronat pour imposer la stagnation ou la baisse des salaires, l’intensification du travail, la dégradation des conditions de travail, la précarisation, la flexibilité, la mise en place des nouvelles formes de domination dans le travail et le démantèlement du Code du Travail. Quand les firmes débauchent, par un de ces plans sociaux annoncés à grand fracas par les media, leurs actions flambent. Quand on annonce un recul du chômage aux États-Unis les cours baissent à Wall Street”.
L’entremêlement de cette bataille forcenée avec celle de la vie privée n’était pas indispensable, affaiblissant plutôt l’ensemble, si l’on excepte, tout au début, une duperie verbale parente de la principale : la conversion en langage juridique, rigoureux, sans âme, imprégné lui aussi de finance, des protestations affectives en peine de verbalisation.
Les ballets d’ombres dans un appartement désert comme les apparitions et élucubrations plaquées du fils psychotique, amoindrissent, elles aussi, l’impact du message.
Bravo à Vincent Lindon pour son interprétation très sobre, toute intériorisée.
Pour notre vigilance, notre courage, et notre espoir à toutes et tous, souhaitons que Stéphane Brizé avec d’autres poursuive un chemin de vérité particulièrement libre et difficile en ces temps moutonniers.
Marie-Claire Calmus
- Un autre monde, film de Stéphane Brizé, 1h 36, France, 2021.
- ) “Janvier 1998 : Les actions des chômeurs flambent”, dans Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Pierre Bourdieu, 2ème édition revue et complétée, Marseille, Agone, coll. Contre-feux, 2022, 487 p., 25.€ ↩︎