Nous publions ci-dessous le récit d’une mission humanitaire de solidarité internationale (dans le cadre de l’association « Medina ») en Ukraine, rédigé par notre camarade Claude Marill.
Le 4 novembre 2024, le CA de l’association Medina décidait de missionner son Président, Franck Carrey, et moi-même, Claude Marill, administrateur, à Tcherkassy via Kiev, en Ukraine.
Il s’agit ici d’une troisième intervention de terrain, suite à une convention signée auprès du Médecin chef de l’Hôpital n°3 à Tcherkassy le 11 mars 2022. Les missions précédentes avaient permis de doter les hôpitaux de Chernivsy et de Tcherkassy d’équipements destinés à la chirurgie des grands blessés : tables d’opération, scialytiques, respirateurs d’anesthésie, bistouris électriques, garrots tourniquets, appareils électro-coagulateurs, consommables.
La décision prise par le CA de Medina le 4 novembre s’inscrit dans un contexte d’un conflit d’attrition où s’épuisent les deux fronts, et qui donne avantage à la Russie, puissance coloniale agressant l’Ukraine, peuple cruellement meurtri, en résistance. Celui-ci, à nouveau, se trouve à la croisée des chemins de son histoire, ce qui oblige les pays qui prétendent le défendre à des envois d’armes à l’aune des enjeux militaires, mais aussi exige un effort exceptionnel d’aides concrètes de toute nature, afin de contribuer à stabiliser les rapports de force sur les théâtres d’affrontements, à défaut de pouvoir les inverser.
Traversée de l’Ukraine
Ainsi, selon cette hypothèse, et à cette « croisée des chemins » Medina a été là où elle devait être. Équiper des établissements hospitaliers qui accueillent grands blessés de guerre, mais aussi populations civiles, ne peut que conforter un peuple pugnace dans l’adversité, et celles et ceux les plus exposé.es dans les combats.
Partie de Roissy Charles de Gaulle le 08 / 11 / 2024 en tout début d’après-midi, la mission arrivait à Tcherkassy vingt-quatre heures plus tard, après avoir enchaîné deux vols à destination de Munich et Cracovie, puis un train de nuit à destination de Kiev prolongé par un bus jusqu’à Tcherkassy.
Le passage en douane à la ville frontière de Przemysl a été d’une étonnante simple routine mais, plus tard, la brigade volante douanière nous a rappelé, dans ce train de nuit, que nous étions désormais dans un pays en guerre.
La route qui mène de Kiev à Tcherkassy, longue de près de deux cents kilomètres, offre des segments d’autoroute, puis se rétrécit aux dimensions d’une route défectueuse à deux voies sur de nombreux kilomètres, jalonnée de chevaux de frise, donnant un étrange sentiment de sécurité dans ce pays en guerre, tant les forces militaires paraissent absentes, à l’ exception de rares check-points.
L’autre impression de voyage a été le passage du Dniepr, large de sept kilomètres, où se dessinent les lignes parallèles ferrée et routière sur un pont en surplomb de quelques mètres qui semble posé sur un plan d’eau gris et hostile. Nous mesurons alors l’intérêt logistique, névralgique, stratégique de ce fragile cordon ombilical reliant une partie de l’Est et l’Ouest du pays, cible privilégiée des tirs ennemis.
Pourtant peuplée de près de trois cent mille habitant.es, la ville de Tcherkassy accueille dans une atmosphère apaisée, où chacun.e vaque aux tâches quotidiennes. Là encore s’estompe le climat de guerre attendu : invisibilité de forces tant policières que militaires dans une ville propre et bien tenue.
Oleg, Vitaly, Maksym
Alerté par notre arrivée, notre ami Oleg, coordinateur de nos activités en Ukraine, nous accueille avec sa chaleur coutumière pour nous conduire à notre hôtel, peu cher au regard des prestations offertes (le cours de la livre ukrainienne s’est effondré). Très vite, nous nous retrouvons autour d’un café pour renouer les fils de nos activités communes et évoquer nos préoccupations mutuelles dues aux guerres actuelles, d’une intensité croissante, toujours plus menaçantes.
Oleg relate son histoire familiale, marquée par l’Holodomor : le tiers de sa famille victime de l’entreprise de famine organisée par Staline. Le traumatisme familial est profond, se réactualise, et explique pourquoi Oleg s’est résolu à mettre à l’abri sa femme et ses deux enfants au Portugal, dans un conflit de plus en plus incertain. Ces quelques retours sur l’histoire, présent et passé, rappellent qu’il faut se garder de tout subjectivisme.
Nous nous quittons pour nous retrouver le lendemain en matinée « dominicale » afin d’organiser, avec le plus d’économie de temps possible, un calendrier de rencontres du lundi au mercredi avec les praticiens.
N’ayant pas de compétences médicales spécifiques, je me chargerai du témoignage : photographier les protagonistes, acteurs de la vie hospitalière, mais aussi les lieux, le matériel médical utilisé, et celui auquel ont recours les patient.es, afin de contextualiser la mission, de lui donner corps et de fixer de futures perspectives d’achats.
En fin de matinée, réunion de passage de témoin : Vitaly, jeune chirurgien orthopédiste, chef de l’hôpital n°3, avec lequel Franck a noué de solides liens d’amitiés et professionnels lors de la précédente mission, devant partir en Lituanie pour un congrès sur l’arthroscopie, tenait à nous rencontrer pour convenir de ce qui serait le plus judicieux d’acheter sur notre solde financier 2024, puis définir les projets 2025 en termes de dotations de matériel médical d’orthopédie. Son homologue, Maksym, prendra le relais. Les deux ont en partage la jeunesse, la compétence, le dévouement et la simplicité dans les rapports de travail, qui donnent sens à notre mission. Dans leur résilience doublée de générosité et de haute qualification, on voit la relève, si elle n’est pas fauchée par la guerre, pour une Ukraine en reconstruction, délivrée de l’étau colonial.
Service des grands blessés
Dès lundi matin, nous sommes à pied-d’œuvre, attendus, par le Directeur de l’hôpital n°3 et Maksym. Nous montons dans les services à la rencontre de blessés de guerre, mais aussi de civil.es qui partagent de semblables chambres. Celles-ci sont exiguës, encombrées de matériels orthopédiques rendant peu probable l’intimité de chacun.e. Nous constatons la mise en œuvre des appareils d’orthopédie fournis par Medina lors de nos précédents passages. Les patient.es nous accueillent avec une sympathie qui s’échange dans un climat d’empathie partagée, malgré l’inconfort d’un espace manifestement sur-utilisé, signe d’une importante surcharge d’accueils et de travail. Si la rue, l’espace public, peuvent surprendre par l’apparente indifférence au conflit en cours, l’espace hospitalier, réceptacle des horreurs de la guerre, en porte tous les stigmates.
Maksym nous conduit pour la visite des blocs opératoires, tous en activité. Il est prévu que, les jours suivants, nous assistions, in situ, à l’opération du genou d’un blessé de guerre où seront utilisés la tour d’arthroscopie et l’appareil de nettoyage fournis par Medina.
Anastasia, jeune kinésithérapeute, tient à nous présenter l’espace prévu pour les exercices de rééducation fonctionnelle où blessé.es civil.es et militaires sont pris en charge avec des appareils d’orthopédie également procurés pour certains par Medina.
L’après-midi, nous sommes attendus à l’hôpital n°1, par le Dr Petro, chirurgien d’excellence, qui refaçonne visages et corps fracassés, brûlés. Il réalise de véritables prouesses, d’autant plus spectaculaires pour l’observateur profane. Bien qu’il ne sollicite aucune aide particulière nous comprenons, au regard des services rendus, que nous pourrions perfectionner le matériel médical d’intervention, mais notre budget actuel ne saurait le permettre.
L’hôpital n°1 demeure néanmoins une structure potentielle avec laquelle nous pourrions avoir un partenariat de projets forts utiles.
Petro nous a reçus avec son fils, lycéen de 16 ans, pour faciliter ses échanges avec des locuteurs anglophones. Malgré une sémantique professionnelle le plus souvent technique, l’adolescent se montrera efficace et à l’aise dans sa fonction de traducteur, dans un bureau tapissé d’écussons, en référence aux corps militaires dont les grands blessés ont été pris en charge dans le service. Ces références héraldiques parfois heurtent, tant ce qui apparaît comme le signifiant viriliste guerrier nous éloigne de Maksym Butkevych, partisan de la première heure, bien que représentant pacifiste de Mémorial, ONG défendant les droits de l’homme en Ukraine. Autre réalité surprenante, jamais dans ces bureaux officiels d’établissements publics n’est donné à voir, en surplomb, le portrait du Président Volodymyr Zelensky, ce qui se confirmera dans les espaces publics fréquentés jusqu’au terme de notre mission. Cette société promise à la « dénazification » semble ne pas partager le culte de la personnalité cher à la salvatrice fédération de Russie !
La rencontre qui suivra, organisée par Oleg, avec Valentina, représentante de l’autorité régionale de santé, n’offrira guère de perspectives. La déléguée nous reçoit fort aimablement dans un bureau d’apparatchik, lui-même perdu dans un bâtiment surdimensionné. Malheureusement les suggestions de travail qui nous seront alors proposées en direction de l’hôpital de région seront d’un intérêt inversement proportionnel à la dimension de l’espace occupé par sa représentation officielle.
La rencontre prévue avec le maire adjoint de Tcherkassy, quant à lui, est annulée.
La fondation AnBer
Mais celle avec Mathieu, organisée par Oleg, s’avérera opportune et prometteuse. Français russophone, il représente en Ukraine un panel de fondations, dont celle d’AnBer, laquelle participe à financer nos projets à Gaza et en Ukraine. Mathieu se joindra à nous pour notre retour à l’hôpital n°3, où le chirurgien Maksym nous attend pour une visite en bonne et due forme le lendemain 13 novembre.
Cette journée du 13 infléchira la trajectoire de notre mission, au départ centrée sur la ville de Tcherkassy, située à équidistance des lignes de fronts, faisant d’elle un des lieux stratégiques privilégiés pour accueillir, après les premiers soins vitaux prodigués dans les hôpitaux proches des combats, la prise en charge des grand.es blessé.es pour des soins au long cours.
Nous pensions qu’il en était ainsi, sans toutefois connaître la réalité hospitalière de ces terrains, où Oleg entretient des relations amicales avec le directeur de l’hôpital de Mikolaïev, ville située à quelques encablures du front, connue également de Mathieu, lequel développe dans cette agglomération des projets de constructions d’abris dans les écoles, cibles possibles de destruction dans cette zone proche des combats.
Le mandat de notre CA du 04 novembre circonscrivait l’objet de notre mission dans l’espace que couvre l’autorité administrative de la ville de Tcherkassy, compte tenu des engagements déjà pris avec Maksym, pour assister à l’opération prévue ce mercredi 13, à l’hôpital n°3. Puis poursuivre nos investigations en direction de l’hôpital régional où nous sommes attendus en fin de matinée.
Mais nous pouvions aussi, en accélérant les rythmes, avec l’aide technique et logistique d’Oleg en partance avec sa famille pour le Portugal, puis celle d’un autre relais, le jeune Maksym qui nous rejoindrait le jour même à cette même fin, nous rendre à Mikolaïev. Au débotté, rendez-vous est fixé avec le directeur de l’hôpital, chirurgien orthopédiste : l’occasion nous était ainsi donnée de connaître la prise en charge des blessés.es en amont, depuis les lieux de combat, et de faire converger de possibles projets avec l’association de Mathieu, bien implantée dans cette ville en lisière des lignes de fronts et soutenue par le même bailleur, AnBer.
Une opération
Nous enchaînons alors les rencontres : dès potron-minet avec le jeune Maksym, étudiant en langues étrangères, anglais-allemand, à l’université de Tcherkassy, proposé par le recteur, suite aux sollicitations d’Oleg pour aider à nos démarches. Rencontre sympathique et salutaire avec ce jeune homme heureux de pouvoir se rendre utile pour notre mission. De conserve, nous nous rendrons à l’hôpital n°3 où l’autre Maksym, le chirurgien, nous attend.
Sur les lieux, nous sommes invités à passer les vêtements aseptisés, chausson et charlotte, avant d’entrer dans le bloc, pour assister à une opération du genou d’un combattant, qui a dû sauter dans la tranchée avec sa surcharge d’équipements militaires. Le choc d’une réception incertaine a provoqué une fracture du ménisque qu’il fallait réparer. Blessure d’une relative gravité, laquelle, nous pouvons le supposer, l’aura peut-être sauvé de blessures beaucoup plus graves ou de la mort. L’opération dure près de trois heures. Franck assiste au plus près à cette intervention, Maksym et moi restons en retrait, derrière une vitre.
Cette arthroscopie, effectuée avec le matériel fourni par Medina, accomplie avec toute la compétence exigée par le jeune chirurgien Maksym , évidemment nous conforte dans l’action entreprise.
Suite à son intervention, nous prenons un ultime rendez-vous avec Maksym, le 15 en début de matinée, à Kiev, pour l’achat de matériels médicaux à destination de ce même hôpital n°3 et au profit du service d’orthopédie que nous quittons pour nous rendre à la rencontre du directeur de l’hôpital régional, lui aussi chirurgien orthopédiste, et l’un de ses adjoints également chirurgien.
Cet hôpital compte dix chirurgien.es orthopédiste mais reçoit 12 à 13 mille blessé.es l’an ! Une seule et unique infirmière : déjà avant le conflit, elles ont quitté l’établissement public pour aller vers le privé. Elle est responsable de trente lits, alors que se développent de nouvelles calamités jusqu’alors inconnues, telles les klebsielles, germes multi-résistants qui rendent obsolètes les antibiotiques connus. Les blessé.es supposé.es guéri.es reviennent souvent à l’hôpital, miné.es par de récurrentes infections intra-tardives. Le chirurgien cite un patient qui a dû subir quarante opérations pour que sa jambe puisse enfin être sauvée.
La chirurgie orthopédique, du fait des blessures de guerre dont la gravité s’amplifie du fait de l’utilisation de projectiles ou engins létaux (drones), qui se révèlent d’ une grande efficacité destructrice des corps, oblige la chirurgie de guerre à procéder à des amputations délicates qui nécessitent la préservation d’une partie osseuse du membre amputé pour fixer une prothèse. Mais cela suppose temps, savoir-faire, outils de travail efficients, technologies prothésistes de pointe, le tout dans un contexte de rareté et d’aggravation du désastre dans cette guerre à ce jour sans issue. Les personnels hospitaliers, malgré leur dévouement et leurs compétences, sont usés, et de surcroît mal payés. Le moral s’en ressent en dépit de leur désir de résistance et leur esprit de responsabilité.
En soirée, nous prenons notre dernier repas à Tcherkassy, en compagnie du jeune Maksym et de son amie Maria, étudiante en psycho, tous deux joyeux dans cette tourmente, mais qui avouent ne pas pouvoir se projeter dans l’avenir, tant demain demeure incertain. Maksym évoque sa mère, professeure en langue anglaise, sa jeune sœur studieuse, et qui tient son rang. S’agissant du père, un blanc.
Il confiera qu’il a disparu dans les combats, en défense de Kharkiv en ce dernier mois d’octobre. Ingénieur, il avait cinquante ans. Pour lui, Maria, et ses proches, la vie continue, comme cinquante mètres plus loin, devant un bistrot, où une jeunesse profite d’un moment partagé en cette heure déjà tardive autour d’un jeune chanteur s’accompagnant à la guitare, lequel ramène à la vie, La leur, encore adolescente.
On se quitte, heureux-euse de s’être connu.es, en échangeant les salutations de circonstances, sachant que demain sera incertain.
Déjà, un taxi nous attend pour nous conduire à la gare de Smila, ville où nous trouverons une correspondance pour un train en partance pour Mikolaïev. Cette course nocturne de plus de trente kilomètres permet à Franck d’échanger, en ukrainien, avec notre chauffeur, lequel comprend que nous sommes là en mission humanitaire. Au moment de se séparer, il refuse le paiement de la course.
Mikolaïev
Longue attente dans la gare de Smila, qui offre peintures murales, lustres art déco, sièges bien rangés dans des lieux d’attente spacieux propres et chauffés… La modernité marquée par les machines distributrices de boissons -mais elles ne fonctionnent pas ! Les rituels ferroviaires de l’époque soviétique quant à eux se perpétuent, et c’est tant mieux. Le train arrive à l’heure !
À minuit trente, le train pour Mikolaïev entre en gare, annoncé par un faisceau lumineux frontal qui donne à la locomotive surdimensionnée une allure cyclopéenne. Les voitures pour voyageurs se segmentent à l’infini, mais chaque voyageur.se est attendu.e à la porte de chacune d’elle par une préposée qui indique numéro de cabine, place de couchette, où sont déjà disposés draps, couverture, et coussin, en parfait état de propreté. Voiture spacieuse, dotée de chaudière incandescente à charbon, couloir latéral, et toilettes propres : confort minimal d’une nuitée rythmée et saccadée jusqu’à notre destination, à l’heure dite.
Les passionnés des chemins de fer vivraient un grand moment de nostalgie ferroviaire.
Un ambulancier chaleureux et attentif à notre confort nous attend pour nous conduire à l’hôpital de Mikolaïev où, dans le bureau directorial, nous est servi un copieux petit-déjeuner par une femme tout aussi attentionnée que notre ambulancier de service, tôt le matin.
Sur les murs, encore et toujours, s’affichent d innombrables écussons de corps de combattant.es, qui annoncent la proximité des combats et ses effets.
Le directeur ne nous fait pas trop attendre, une fois le petit déjeuner pris. Neurochirurgien de formation, toujours en activité par ces temps de guerre, après un bref exposé d’une situation d’exception, il nous conduit dans différents corps de bâtiments de conception et de qualité de matériaux inégaux. L’un a été bombardé, et est déjà remis en état, et l’ensemble des structures d’accueil sont remises à neuf, fonctionnelles et propres.
Un corps de bâtiment de près d’un siècle distrait le regard par ses vitraux et ferronneries art déco. Ce bâtiment de construction robuste est choisi pour ses caves, en voie d’aménagement afin d’abriter les patient.es qui ne pourraient pas être évacué.es en cas de bombardement.
Les fronts de guerre sont d’une relative proximité (moins de trente kilomètres), ce qui explique un passage important de combattant.es en provenance des fronts. Mais les populations civiles occupent principalement cet hôpital jusqu’à leur guérison.
Les services diversifiés sont bien dotés de personnels, à l’exception du personnel infirmier, toujours en carence. Les autoclaves font défaut, ce qui ralentit le rythme des soins prodigués aux patient.es, mais l’établissement réalise des prises en charge d’une qualité insoupçonnée, dans ce contexte de proximité de conflits. Un autre neurochirurgien nous présente son service, ruche de blocs opératoires en activité, que l’on devine en flux tendu. La prise en charge des blessé.es venu.es des fronts, de la population civile, elle aussi exposée aux bombardements, devraient nous poser l’hypothèse d’un éventuel projet dans une ville très exposée, où notre bailleur AnBer soutient une ONG « la Solidarité » ici présente et avec laquelle nous avons pris langue.
Cette hypothèse est sous-tendue par la perspective de la poursuite de cette guerre pour les années à venir, ou d’une trêve, laps de temps pour que, de part et d’autre, es forces se reconstituent. L’aménagement des caves de l’hôpital pour abriter les patient.es non valides des bombardements russes nous le laisse supposer.
Kyiv
Dans l’attente de notre train de nuit pour regagner Kyiv où nous attend à l’aube notre cordial chirurgien Maksym pour l’achat du matériel médical destiné à l’hôpital numéro 3 de Tcherkassy, nous partons à la découverte de Mikolaïev, qui présente sa structure coloniale en voies parallèles et perpendiculaires, où s’alignent modestes demeures avec jardinets dans un espace monotone, peu fréquenté, où il est difficile de s’orienter. Nous allons nous y perdre. Déambulation dans des quartiers industriels désertés, proches des docks, où des immeubles effondrés rappellent les frappes meurtrières. Un rare graffiti d’un A cerclé, signé brigade noire anarchiste, évoque une présence militante contestataire, mais rien de plus. Nous décidons de revenir sur nos pas, au jugé, car toute signalisation a été retirée afin de désorienter l’avancée de l’armée russe, jusqu’à retrouver des magasins, la densification des immeubles, l’organisation urbaine architecturale, un centre-ville qui ne manque pas d’intérêt, où la place centrale donne à voir une imposante statuaire à la gloire de l’armée, que prolonge une belle avenue qui débouche sur une esplanade qui offre le paysage de l’estuaire dans un espace agrémenté d’élégants pavillons. La nuit tombe, les habitant.es flânent, promenant chiens ou enfants. Nous vivons un temps de touristes en villégiature.
Là encore, la réalité est pourtant tout autre… pour celui qui n’est pas atteint de surdité : Franck me fait remarquer que les détonations ne cessent pas depuis que nous sommes à Mikolaïev.
Une ambulance de l’hôpital d’accueil nous reconduit à la gare où nous reprenons un train de nuit pour la capitale.
Maksym nous attend avec sa voiture à la descente du train et après un bref passage à l’hôtel, nous partons à la recherche des concessionnaires des appareils médicaux dans cette ville immense de Kyiv.
Franck et Maksym décident de l’achat de compléments d’équipements afférents à la chirurgie arthroscopique et au nettoyage des plaies, ce qui se conclut par l’achat d’une caméra d’arthroscopie et son dispositif écran de visionnage, de fabrication chinoise, payés en dollars par Medina. Salutations et retour de Maksim pour Tcherkassy avec le matériel qui sera mis en fonction les jours suivants. Mission accomplie.
Reste notre rendez-vous avec Mathieu, qui désirait nous faire visiter une fondation privée, (financée par ses bailleurs disposant de sérieuses trésoreries), à laquelle incombe la responsabilité de la prise en charge des grands blessés de guerre, souffrant de dramatiques handicaps.
Ce qui devrait être de la responsabilité de l’État relève ici du privé, ce qui éclaire sur la nature « de classe » du pouvoir en place.
Toutefois, les prises en charge de ces combattant.es sont remarquables, autant dans leur dimension humaine que dans le domaine des soins. Un dispositif perfectionné est mis en place pour la rééducation des corps, l’apport de prothèses, de technologies sophistiquées, et ce dans un contexte chaleureux d’une communauté humaine non anxiogène, désireuse de poursuivre son combat pour son existence qui ne saurait se départir de liberté et de dignité.
Un combattant
Nous partageons un déjeuner avec « Volodymyr », combattant sur le front de Kharkiv avec, à ses côtés, sa femme, elle-même à l’écoute des échanges. La parole de « Volodymyr » est édifiante.
Se sachant promis au combat, il dit avoir voulu accompagner sa femme et ses deux filles en Allemagne pour être sûr de les savoir en sécurité. Puis, parti au front de Kharkiv, il en revient amputé de trois membres. Seule sa jambe droite en est restée indemne. Cet homme, chauffeur routier, au regard rieur, porte une parole salvatrice. Désormais, « ma vie sera de participer à l’élaboration d’une institution nationale, internationale, pour la reconnaissance des droits de santé et d’insertion sociale de toute et tout handicapé.e ». Il se félicite de ses prothèses, envisage déjà de pouvoir conduire un véhicule. Dans la situation actuelle, il dit ne rien attendre de l’État. « Volodymyr », sa femme, sont déjà à l’œuvre. Le désir de vie, de liberté, de ces citoyen.es résilient.es participe de cette résistance populaire, celle qui maintient l’espoir, c’est avec ce sentiment que nous quittons ce lieu de reconstruction de vie.
Nous nous séparons de Mathieu, le remerciant de nous avoir introduits dans cet univers de souffrance humaine pourtant dynamique dans son cheminement vers plus d’humanité.
Le soleil timide automnal qui éclaire Kyiv invite à sa découverte. L’errance nous conduit dans des parcs magnifiques, riches d’arbres aux multiples essences, puis dans des espaces urbains où d’élégants bâtiments se dressent sans ostentation, nous découvrant bientôt Sainte-Sophie, cathédrale byzantine dont l’éclat nous saisit avec, dans la perspective, le magnifique monastère Saint-Michel-au-dôme-d’or, du XIème siècle.
Sainte-Sophie oblige à la visite. Rien ne saurait décevoir, et l’enchantement se poursuit à l’écoute d’un vieil homme isolé sur un banc du parc qui, au son de sa cythare, chante une nostalgique Ukraine, toujours meurtrie, mais vivante. Saint-Michel nous attend, tout bleu, dans ce ciel encore d’azur.
Sur son mur d’enceinte les interminables photos des Ukrainien.es qui ont donné leur vie sollicitent le recueillement. Les bouquets de fleurs de jardins tout aussi innombrables – rappelant le chardon tchétchène, qui toujours renaît, revit.
Epilogue
Nuit d’hôtel que nous pensions réparatrice avant de reprendre le chemin d’une Europe timorée et cynique, mais c’était sans compter sur les furieuses « facéties » des bombardements russes, qui, à peine étions-nous endormis qu’ils provoquaient une alerte et l’injonction de gagner les abris. En soirée, nous prendrons notre dernier train de nuit, qui n’arrivera pas à l’heure à Przemysl. De nombreux arrêts vont ponctuer ce voyage, des patrouilles intempestives avec chiens renifleurs secoueront les voyageur.ses.
Arrivés en France nous apprendrons que l’Ukraine a subi de sévères attaques cette nuit-là.
Franck rate son TGV pour Bourges, doit se contenter d’un TER pour tardivement regagner son domicile. Encore au petit matin il rejoint son travail de médecin-chef chez les pompiers.
Mais que penser de cette mission, des antérieures, et des futures ?
Personnellement je suis triste, pessimiste, prêt à voir venir des jours plus sombres encore. Moloch mange ses enfants en Ukraine, en Syrie, à Gaza où se portent nos pas d’humanitaires, et partout sur cette planète le crime des prédateurs accomplit son œuvre, inexorablement, en pleine lumière, sous les yeux de notre humanité. Notre parti pris est celui de Sisyphe, jamais nous n’en verrons le bout. Pourquoi persister ?
Nous persistons parce que les peuples anonymes persistent, dans l’abandon à leur sort, à dire non aux barbares cravatés, trônant sur leurs richesses qui ne ruissellent que sur eux-mêmes.
Nous gardons humblement la mémoire des anonymes de Bosnie, du Kosovo, de Tchétchénie, de Syrie, de Gaza, de l’Ukraine… ces anonymes qui font que nous restons des humains.
Medina participe dans son cheminement au fil des cataclysmes à la mémoire, précieuse, de toutes ces vies anonymes, intraitables face au renoncement.
Parole d’un invisible, celle de MAKSYM BUTKEVYCH :
« Nous avons donc dû résister pour sauver notre liberté. Pour moi c’est quelque chose essentiellement humain. C’est vraiment ce qui fait qu’une personne est humaine : la liberté, la conscience de sa liberté et le sens que cette liberté apporte ».
Claude Marill, le 30/11/2024