Les passages en force au niveau parlementaire (couronné par le 49-3 et une censure évitée d’un poil) ainsi qu’au niveau politique avec le discours provocateur et insultant de Macron ont contribué à modifier profondément les conditions du rapport de force dans la lutte pour le retrait de la réforme des retraites.
Le passage en force affaiblit encore plus le pouvoir
La crise sociale aggravée à présent par une crise politique semble devoir s’amplifier et durer. Cette crise est analysée par certain·es comme insurrectionnelle et prérévolutionnaire. En tout cas, actuellement, c’est la rue et la grève qui imposent leur rythme et le pouvoir ne gouverne plus qu’à coup de répression policière. Borne va, à terme, faire les frais d’un remaniement, et pourquoi pas, le renégat Dussopt et tout·es les ministres millionnaires rattrapé·es par des affaires. Les colères et les exigences de démission convergent vers Macron. Son prestige est écorné partout. Il n’a pu festoyer entre rois à Versailles. Il commence à être lâché par une partie de la bourgeoisie. Il a grillé ses cartouches pour le reste du quinquennat et devrait avoir encore plus de mal à passer de nouvelles lois scélérates. La loi immigration est repoussée, la loi sur les retraites ne pourra être promulguée avant le 14 avril, date où on saura s’il y a censure et si la procédure de référendum d’initiative partagée peut être engagée.
Macron droit dans les bottes du Rassemblement national
Il maintient sa loi alors que les concessions aux Républicains l’ont rendue nettement moins rentable pour les exigences européennes, motivation réelle de cette réforme et qu’en plus elle risque d’être retoquée par le Conseil constitutionnel. C’est qu’il s’imagine, tel Thatcher contre les mineurs, capable de casser ce mouvement et en même temps les syndicats et ce qui reste d’acquis sociaux, en digne champion du néolibéralisme… alors qu’il n’est que le marchepied du Rassemblement national. Élu pour faire barrage au RN, il est en train de favoriser l’accession au pouvoir de celui-ci. Il a fait élire les deux tiers des député·es RN en n’appelant pas à voter LFI dans les duels. Puis la crise qu’il a initiée sert les visées de Le Pen qui n’a qu’à attendre son heure. Et que dire de cette ahurissante tactique répercutée par différents médias : la dissolution pour nommer Le Pen à Matignon et ainsi la discréditer avant la présidentielle. Un sondage récent prévoit bien que le RN deviendrait le premier parti avec au moins 200 député·es. Pour peu que les capitalistes, constatant combien Macron est grillé, décident de changer de monture, on peut imaginer ce que ça donnerait dans un pays dont tous les verrous démocratiques ont déjà été mis à mal : protection sociale, services publics, haute fonction publique, avec une police votant RN à plus de 50 %…
Dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites, pour battre le RN aussi, il importe, à la fois de montrer combien il profite de la stratégie de Macron et de démystifier sa prétention à être actif contre cette réforme. Il suffit de rappeler son programme, son absence dans les mobilisations (sauf pour inciter à attaquer les SO syndicaux) et son action purement formelle à l’Assemblée. Une garantie contre le risque d’accès du RN au pouvoir, c’est la mobilisation populaire actuelle qui contribue à politiser rapidement les participant·es, particulièrement la jeunesse. Et puis les cadres interpro et les Ag de quartiers peuvent concourir à dynamiser et étendre les réseaux de lutte contre l’extrême droite. Et ce d’autant plus si on gagne sur le retrait de la réforme.
Le retrait, à portée de la force conjuguée de l’intersyndicale et de l’auto-organisation
La mobilisation a déjà bousculé la macronnie, mais c’est le moment de porter l’estocade à ce pouvoir fragilisé, en lui imposant le retrait de sa réforme. Il n’y a plus beaucoup à pousser pour imposer cette exigence portée par tou·tes les opposant·es. Les différentes formes de mobilisation doivent s’accorder pour en finir au plus vite.
À commencer par l’intersyndicale nationale qui n’est pas loin d’atteindre ses limites, elle a su s’unifier sur la revendication du retrait portée par les masses et mettre dans la rue des millions de manifestant·es. La permanence de son unité et l’appel à mettre le pays à l’arrêt le 7 mars avaient permis de faire oublier son retard à l’allumage face à cette réforme annoncée depuis longtemps, ainsi que l’appel à des journées de grève et manif espacées sans plan de mobilisation, butant sur le “tunnel” des vacances décalées. Le 49-3 a permis que l’unité perdure. Mais la stratégie des journées d’action isolées est restée la même alors que la mobilisation changeait rapidement de nature. Son incapacité à dépasser ce cadre, dénoncée à l’occasion de toutes les grandes grèves est présentée comme condition de son unité : pas d’appel à reconduction ni blocages pour la CFDT, pas de rassemblements sur les places publiques pour FO, pas de dénonciation des violences policières pour l’UNSA et son influent syndicat de policiers. Les dérapages de plus en plus marqués de Berger proposant unilatéralement une pause et une médiation sont dilatoires et tirent l’intersyndicale vers le bas : la demande de médiation annoncée par différents responsables syndicaux, n’a pas été décidée par l’intersyndicale.
Sans préjuger des conséquences des tensions au sein de la CGT et du positionnement de Sophie Binet et de la nouvelle direction confédérale, la rencontre avec Borne, la veille de la prochaine journée d’action risque d’être de tous les dangers si l’intersyndicale ne fait pas clairement et unitairement du retrait un préalable pour rester dans la réunion.
La deuxième composante de la mobilisation, nettement renforcée depuis le 16 mars, ce sont, partout dans le pays, d’innombrables intersyndicales, syndicats et AG interpro et sectorielles qui ont reconduit les grèves et/ou appelé à rassemblements (dont les permanences d’élu·es sont souvent la cible), occupations de places, blocages, manifs interdites et actions de solidarité contre le niveau invraisemblable de violence d’État… Et, mauvaise nouvelle pour Macron, les jeunes entrent de plus en plus massivement dans la lutte. Iels se mobilisent à leur façon, plutôt dynamique et spontanée, malgré une forte répression policière et administrative. Les blocages d’établissements, occupations d’amphis, manifs sauvages se généralisent. Une coordination nationale étudiante s’est mise en place. Les quartiers commencent à se mobiliser.
Beaucoup déploraient (ou se satisfaisaient) de la faiblesse de l’auto-organisation dans ce mouvement. Cela est explicable par l’efficacité des appels syndicaux, par la difficulté de remettre en place et actualiser les outils de l’auto-organisation (listes mail et What’sApp ou équivalent, lieux de réunion, équipe d’animation…). Et aussi – c’est un phénomène nouveau – par la grande fatigue professionnelle des militant·es utrasollicité·es chacun·e dans leur secteur par les conditions de travail, les contre réformes (du bac ou de la SNCF par exemple) et par la pression “R. H.” de la hiérarchie (1)… La colère a eu raison de tout cela, et l’auto-organisation est enfin là, même si elle manque encore de coordination.
Le syndicalisme et les AG doivent s’apprivoiser
Il ne saurait y avoir concurrence entre les luttes auto-organisées et les luttes syndicales. Elles sont complémentaires, comme le mouvement en cours l’illustre. Les syndicats ont su montrer qu’ils étaient incontournables, malgré leurs conceptions assez figées, pour la plupart d’entre eux, sur les formes d’action et la démocratie dans les luttes. Une idéologie globalement réformiste, actualisée en partie tous les trois ans, ainsi que l’individualisation et la dépendance vis-à-vis du pouvoir organisée par le dialogue social et les moyens afférents, peuvent troubler la boussole des directions syndicales. On a pu le constater avec les signatures unanimes d’accords Fonction publique sur le télétravail et la protection sociale complémentaire, qu’elles veulent à présent, en pleine mobilisation sur les retraites, réitérer aux niveaux ministériels. L’auto-organisation, elle, par la souveraineté des AG peut se prononcer en temps réel sur les revendications, l’action et surtout sur les résultats obtenus. Et aussi associer les différentes catégories de syndiqué·es (ou non), la jeunesse, les privé·es d’emplois, les retraité·es, les associations des quartiers…
L’intersyndicale ne pourra pas plus longtemps taire les reconductions de la grève qui ont permis aux secteurs disposant d’un pouvoir de blocage (cheminots, énergies dockers, nettoyage et même éducation avec le bac et Parcoursup…) de jouer un rôle important dans l’évolution du rapport de force. Puisque les records inédits du nombre de manifestant·es n’ont pas suffi, il faut renforcer le blocage de l’économie afin que les patron·nes, et financier·es qui tirent les ficelles de leur pantin Macron, y perdent suffisamment de profits pour le laisser choir. De même la dénonciation par des directions syndicales des blocages et autres actions plus déterminées est inacceptable de tous points de vue : d’abord parce que c’est l’orientation que prend clairement la lutte depuis le 49-3. Et l’intersyndicale a menacé de risques de radicalisation si Macron persistait dans son passage en force et il serait diviseur de se désolidariser d’une telle évolution rendue inéluctable. Ce n’est pas tout non plus d’appeler la mobilisation des jeunes et de vouloir la cantonner aux signatures de communiqué intersyndicaux (qui ont omis souvent de parler de la jeunesse) par des responsables d’organisation de jeunesse. À présent les jeunes sont là et il faut lutter avec eux et elles, comme contre le contrat première embauche (CPE), en 2006, dernière bataille victorieuse (y compris après l’adoption de la loi) des syndicats. Il est scandaleux d’entendre dans des instances syndicales ou des AG : “les jeunes vont prendre le relais” quand on sait combien les pouvoirs craignent ces mobilisations de la jeunesse, et les répriment dès le début, Macron battant là aussi les records de violence comme pour “protéger” les mégabassines voulues par l’agro-business. De ce point de vue la responsabilité des personnels et des syndicats enseignants et du sup est majeure.
Olivier Vinay, le 31 mars 2023
(1) Sur cette question de la fatigue professionnelle, il faut garder à l’esprit que contrairement à ce qu’affirment les libéraux de tous poils depuis quelques années, les travailleurs et travailleuses français·es ont une productivité importante qui n’est pas prise en compte dans les rémunérations et profite aux patrons et actionnaires. Donc pour durer dans les mouvements durs, et même en dehors, il est indispensable de faire baisser cette productivité par toutes les formes de grèves de zèle possibles, sur lesquelles je reviendrai dans un prochain article.