En prélude à son “Humeur noire” François Braud s’est entretenu avec l’autrice Caroline Hinault.
L’émancipation : On entre rarement dans le “noir” par hasard. Quel a été votre chemin ?
Caroline Hinault : Celui de la tragédie et de la révolte. J’étais habitée par une révolte “camusienne”, à la fois face à notre condition humaine, notre finitude, et face à l’absurdité des comportements humains, notamment certaines valeurs virilistes qui mènent le monde à la violence et à l’exploitation destructrice de toutes les formes du vivant. Mais j’ignorais avoir écrit un roman noir. La question du genre littéraire ne s’est pas posée au moment de l’écriture, même si j’avais dans l’idée d’écrire une tragédie sous forme romanesque. C’est l’éditrice à qui j’ai envoyé le manuscrit qui m’a appris que c’était un roman noir.
J’ai d’abord été très surprise et même inquiète de ne pas correspondre aux attentes et aux exigences d’un genre littéraire dont je ne maîtrise pas particulièrement les codes narratifs (même si les frontières sont très poreuses). Finalement, la réception du livre a été une expérience formidable. C’est peut-être cette absence de visée générique précise qui a justement donné au texte sa singularité. En tout cas, je suis persuadée que l’on ignore vraiment ce qu’on met dans un texte, on est réellement débordé par l’écriture : on croit écrire un texte précis et c’est autre chose qui se donne à lire, quelque chose qui vous a échappé en grande partie malgré, paradoxalement, l’exigence de travail que cela demande. Il y a un aspect maîtrisé dans la structure, le travail stylistique, la construction narrative et psychologique des personnages, mais il y a aussi tout un inconscient du texte à l’œuvre.
L’émancipation : Solak est un roman ramassé sur 120 pages par une unité de lieu, de temps et d’action. C’est volontaire de votre part ?
Caroline Hinault : Oui, je voulais écrire quelque chose de très resserré dramatiquement, à la fois dans la langue et dans l’intrigue, comme dans la tragédie classique. Un texte où chaque mot trouve sa place, où rien ne vient dilater, étirer le texte de façon non-essentielle, autrement dit, un texte qui se tienne de part en part par la seule épaisseur de la tension que distille sa langue. C’est pourquoi tout le récit n’est qu’un flux de conscience (une jeune lectrice m’a dit il y a peu : “une rivière de pensée”), une seule voix, celle du narrateur Piotr, qui vous raconte une histoire comme quelqu’un le ferait au coin du feu et vous happerait dans son univers mental. En tant que lectrice, j’aime les textes qui vous empoignent, vous entraînent, qui ne vous lâchent plus une fois que vous avez plongé dedans, j’ai essayé d’avoir la même exigence en écrivant.
L’émancipation : La quatrième de couverture évoque un “roman écrit à l’os”. À la lecture, je trouve votre style plutôt charpenté, en chair, sans être boursouflé, ni pesant, mais tranchant et aérien, glaçant et étouffant, maniant le chaud effroi en quelque sorte. Comment qualifieriez-vous votre petite musique ?
Caroline Hinault : Cette expression d’écrire “à l’os”, c’est ce que j’avais mis dans mon courrier à l’éditrice pour présenter le livre. C’est l’image mentale qui m’animait en écrivant : un texte écrit au couteau, c’est-à-dire débarrassé du superfétatoire, tranchant, qui aille au “trognon” des choses, taille dans le vif pour mettre à jour les questions “existentielles” qui traversent les personnages (et sans doute tout un·e chacun·e) : le temps, le désir, le langage, le corps, la mort. L’idée d’un style acéré n’empêche pas pour moi une forme de lyrisme, c’est plutôt dans la façon dont s’agencent, s’entremêlent chez le narrateur la trivialité et une verve poétique que se trouve, peut-être, une certaine vérité de l’existence.
L’émancipation : Vos personnages ont tous une fonction, me semble-t-il, dans l’état de notre monde. Grizzly, c’est l’espoir (la science), Roq, la force (la chasse), Piotr, l’ordre (le drapeau) et le mioche “à peine sorti du bac à sable” (page 25), le gosse, le gamin un peu le hasard ou la nécessité (le grain de sable), non ? Ce qui se joue ici, est-ce le rapport avec/à l’autre (soi) : “ … même si on est toujours seul avec soi, et encore plus dans un endroit comme Solak où on touche franchement la solitude à l’os […] faut croire qu’on ne l’est jamais complètement” (page 56) ?
Caroline Hinault : Oui, chaque personnage est bien plus que ce qu’il n’est en réalité. Eux aussi sont “débordés” par la charge symbolique qui pèse sur eux. Bien sûr, chacun est défini majoritairement par un trait de personnalité qui dit quelque chose de son rapport au monde (et qui permet de rendre le huis clos explosif) : un personnage humaniste, une brute extrême, un “damné” qui doute, un mutique hermétique et mystérieux. Mais j’espère aussi ne pas en avoir fait des archétypes trop caricaturaux. Ils sont tous traversés par des ambivalences, des manques, et c’est aussi ce qui m’intéresse, cette part humaine, défaillante.
L’émancipation : “Ça faisait des semaines que l’hiver et la grande Nuit marchaient côte à côte pour venir jusqu’à nous” (page 59). La nature n’est-elle pas, en fait, l’unique personnage, dérangeant avec son “lâcher de pureté” ? “Toute cette blancheur […] ça réclame la déchirure. Ça implore la souillure […] (page 66).
Caroline Hinault : La nature n’est pas l’unique personnage du livre mais elle en est sans doute le cinquième. D’ailleurs c’est un personnage éponyme puisque Solak, cette péninsule arctique (imaginaire) donne son titre au livre. Je ne connais absolument pas le grand Nord, n’y suis jamais allée. Ce qui m’intéressait c’était la puissance narrative et poétique du lieu, tout ce qu’il draine de complexité, de représentations, un lieu à la fois superbe, vulnérable et dangereux, fascinant par son immensité, sa blancheur, sa dimension d‘absolu, mais aussi extrêmement menaçant ou menacé, dans lequel le rapport de force proie/prédateur est permanent. C’est un lieu organique la banquise, vivant, vibrant, sans cesse en mouvement. Cela a été une vraie jubilation d’écriture d’imaginer le monde de sensations que ce doit être de vivre, ou survivre, dans un tel lieu.
L’émancipation : Le choix du roman noir, que je définirais par l’image d’une voiture qui fonce droit vers un mur, est-il un acte de revendication de votre part, à savoir que leur petit monde de Solak est un condensé du nôtre, une tragédie en route ?
Caroline Hinault : Comme je l’ai expliqué (cf. la première question), le “noir” n’était pas un choix, en tout cas pas conscient. Mais j’insiste sur un point : si je trouve passionnant de penser le monde à travers les codes de la tragédie, je ne suis absolument pas nihiliste. Je crois au contraire à la beauté possible du monde et à la lutte pour la dignité humaine. Dans ce livre, je cherchais une façon, à travers le travail du langage, de dire cette révolte et cette angoisse, aussi bien individuelles que collectives.
L’émancipation : “Il n’y a que le blanc, le silence et notre parole de vivants jusqu’à quand”. Est-ce à dire qu’on ne peut rien guérir, même avec des mots ? Que les hommes sont ce qu’ils font plus que ce qu’ils disent ? “Notre parole […] contient toutes les vérités et les mensonges” (page 101).
Caroline Hinault : Dans ce passage, je crois que Piotr soulève la question cruciale de son rapport au langage. Comment dire le monde, comment nommer nos univers mentaux, nos perceptions, nos affects, comment mettre à jour la complexité de la pensée ? Comment jouir aussi de la beauté du langage, comment être juste ? Chacun des personnages a un rapport très différent au langage et à la parole : du mutisme à la logorrhée, le langage peut être utilitaire, brut, mais aussi se faire l’objet d’une quête poétique et scientifique. Ce qui m’intéresse c’est de questionner tout cet éventail, la façon dont le langage peut être instrumentalisé, idéologiquement, politiquement, devenir une arme de destruction massive, mais aussi être le lieu de la nuance, du lien à l’autre, de la lutte, de la beauté.
L’émancipation : J’aimerais évoquer la fin de votre roman qui est assez ouverte mais laisse présager comme la chronique d’une extinction annoncée : “Aucune trace dans l’aube naissante”. La nôtre ?
Caroline Hinault : J’y voyais la fin d’un monde et d’un certain ordre établi. Mais pas de notre monde…
L’émancipation : C’est un premier roman. Qu’en est-il du deuxième ?
Caroline Hinault : Il existe dans ma tête, je suis dans le “premier jet” d’écriture en ce moment, mais je ne sais pas encore où il va me mener. J’écris sur ce qui m’anime, me tient au ventre, il faut que ce soit nécessaire. L’écriture est un bouillonnement.
L’émancipation : Quelle est la réponse à la question que vous auriez aimé que l’on vous pose ?
Caroline Hinault : Vivre et aimer.
L’émancipation : Merci Caroline Hinault de nous avoir accordé un peu de temps.
Entretien réalisé par François Braud