Émancipation


tendance intersyndicale

Salman Rushdie, émoi, et moi, et moi

À peine Salman Rushdie fini d’opérer, Bernard Henri Lévy publiait un article sur ses trente ans d’amitié intellectuelle avec l’écrivain

Syndrome Martine

Atteint depuis des décennies du syndrome “Martine”, l’ex “nouveau philosophe” a été un pionnier en matière d’égocentrisme médiatique. Quel que soit le sujet, Bernard Henri Lévy en est le centre comme Martine, reine enfantine de son monde, de la basse-cour à la plage, robe à pois et culotte petit bateau. Même si l’exercice devient plus ardu avec les années (les jeunes, ces ingrat·es, ne savent même plus que le monde libre l’est encore grâce à l’action sans relâche du grand homme), BHL ne renonce pas et désormais sa chevelure grisonnante s’accorde presque, à quelques nuances près, à sa chemise blanche.

On l’a raillé mais sa constance force l’admiration.

Pourquoi accorder ainsi de l’importance à un homme qui a juste soif de reconnaissance dans tous les domaines (y compris cinématographique, hélas) ?

Peut-être parce qu’il ressemble à chacun·e d’entre nous plus qu’il n’y paraît. Comme dans la chanson entonnée par Jeanne Moreau, parler de soi est un plaisir sans fin. Il faut juste choisir son domaine d’activités, l’actualité, la mode, la famille, les droits de l’homme, la critique anti-capitaliste, le féminisme, toiles de fond plus ou moins colorées ou dramatiques des états d’âme, des crispations, des colères, des désirs.

Se situer

Non coupable.

Après tout rares sont les hommes ou les femmes d’action, et nombreux, en revanche, sont les troubadours indolent·es qui écrivent des chansons de gestes sans bouger de chez eux/elles.

Loin de moi l’idée de conspuer les chroniqueur·ses et/ou penseur·euses des désastres en cours car je me livre moi aussi à l’exercice. Je tente par honnêteté de me situer dans le grand tintamarre de nos egos bateleurs.

Bien des fois, quand je me déclare, avec gêne, sœur des Afghanes en lutte ou solidaire de l’ouvrière victime d’un plan social, j’ai le sentiment d’être une usurpatrice. Je n’ai pas de sœur, réelle ou virtuelle, et méconnais l’histoire de ma propre famille, faite de débines, de survie et de gnôle. Les mien·nes ont appartenu à l’histoire pour la subir, n’ont rien conquis et sont mort·es tout simplement. Je les respecte et regrette mon indifférence à leur égard. Aucun retour en arrière possible. Je n’écrirai aucun livre à leur sujet même pour me souvenir de leur modestie ou rendre un quelconque hommage à leur grandeur prolétarienne. Je manque de matière car je manque de souvenirs. Ils/elles n’ont eux/elles-mêmes éprouvé aucune tendresse pour la tourbe dont ils/elles étaient issu·es et ont accepté, comme un destin, de ne laisser aucune trace de leur passage, des dur·es à qui je dois le bois dont je suis faite. Ils/elles n’ont rien voulu me léguer de leurs peines ou de leurs joies, m’ont laissée choir. Nous n’avons partagé que le présent.

Il est donc utile que je m’arrête un moment pour m’interroger sur les motivations (ma légitimité ?) qui me poussent à écrire sur le monde tel qu’il est aujourd’hui. Mes mots me font penser au museau d’une musaraigne qui sortirait timidement de son trou pour y rentrer aussitôt. Il fait froid dehors, je suis si bien à l’intérieur, avec mes camarades à ressasser les mêmes histoires. Je suis au chaud et tente de me convaincre que je suis quelqu’un de bien.

Salman Rushdie, Ai Weiwei

Si j’échoue à faire fructifier mon terreau personnel ou si je m’extrais difficilement aujourd’hui de mon milieu social, d’autres y parviennent, heureusement et me font du bien car ils/elles donnent un sens précis au mot “empathie” et ouvrent la voie (la voix) à mon indignation.

C’est le cas de Salman Rushdie bien sûr et aussi de Ai Weiwei qui vient de publier un récit autobiographique sur la vie de son père, le poète chinois, Ai Qing, et la sienne, lui qui a su modeler la boue glacée des camps de rééducation, des persécutions, du harcèlement pour la transformer en œuvre organique, engagée, ancrée dans la réalité d’un pays-monstre, la Chine. Lire 1000 ans de joies et de peines remet les idées en place et permet de mesurer à quel point la politique étrangère occidentale est bonne fille avec une des pires dictatures de l’histoire contemporaine. Quand Mélenchon, en cure de jouvence en Amérique latine, se souvient de De Gaulle en 1965 et y va d’un “Taïwan ça se réglera entre chinois”, il pense comme une brève de comptoir et cela déçoit.

Je préfère retenir la phrase d’Ai Weiwei : “Tant qu’il y aura des dirigeants bêtes et méchants dans ce monde, il y aura des gens pour leur lancer des pierres – sauf si ces gens perdent leurs bras ou s’il ne reste plus de pierres”. En Ukraine, à Taïwan, à Gaza comme ailleurs. Ce que j’essaie de formuler depuis le début, il l’exprime de façon simple. Beaucoup de pierres, pas assez de de lanceur·ses car la guerre des pierres suppose un courage rare et une détermination qui fait parfois défaut.

Faut-il pour autant se désespérer ? Non. Admettre que peu d’êtres humains sont faits de l’étoffe des hérauts, ordinaires ou extraordinaires permet de creuser son propre sillon sans avoir à rougir de la taille ou de la profondeur de ce dernier.

Will Self, l’insupportable

Certain·nes vivront pendant plus de 30 ans sous le coup d’une fatwa, continueront d’écrire coûte que coûte et se prendront un coup de couteau dans le ventre (ou seront menacé·es de décapitation comme Taslima Nasreen) pendant que d’autres commenteront la tentative d’assassinat dans une tribune publiée dans un quotidien pour dénoncer la seule coupable, la mondialisation capitaliste. Will Self, fait partie de ces bavards, lui qui, dans l’édition du Monde du 17 août, pérore et ose l’analyse subversive dans un fauteuil (la démocratie libérale quand elle cherche à s’exporter ne peut que provoquer des désastres etc, blabla lu cent fois, écrit par d’autres plumes en pilote automatique). Il est si rempli de son importance qu’il pense que ses propos pourraient faire polémique et du même coup reléguer au second plan Salman Rushdie. Il ne vient pas en tête de Will Self (Selfie?) que la religion n’a pas besoin du concours du capitalisme pour être meurtrière et décérébrée. Elle se suffit à elle-même depuis très longtemps et sait où est sa place, à côté du pouvoir, quel qu’il soit, elle n’est pas regardante. Rushdie mène un combat contre la bêtise parée des saints atours de la religion.

Merci

Comme je ne suis pas destinée à changer le monde et que ma contribution à l’Histoire est plus que modeste, je me contenterai de lire, d’admirer, de soutenir, de faire connaître ceux et celles qui œuvrent inlassablement pour le modifier, sans jamais s’avouer vaincu·es. À ceux et celles-là et à ceux et celles-là seulement, je réserve mon admiration, ma compassion, ma rage. Ils/elles m’empêchent de sombrer dans l’auto-apitoiement, me secouent et me réveillent.

L’expression de soi est au cœur de l’existence de l’homme. Sans le son des voix humaines, sans chaleur ni couleurs dans nos vies, sans les regards attentifs, la Terre n’est qu’un caillou insensé suspendu dans l’espace” écrit Ai Weiwei à la fin de son périple littéraire.

Merci (pas d’autres mots en magasin) à ces femmes et à ces hommes, anonymes, artistes, combattant·es, militant·es qui me donnent ce qui me manque souvent, du courage et un sentiment d’appartenance à l’humanité.

Et aux autres, à tous les Bernard Henri Lévy de ce monde, commis voyageurs infatigables d’eux-mêmes, on souhaite une retraite silencieuse dans le vide.

On peut rêver.

Sophie Carrouge


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