Fonction publique
Le 12 juillet Macron annonce le Pass sanitaire avec son cortège de régressions sociales et démocratiques, reparle d’une contre-réforme de l’assurance-chômage et d’un allongement de la durée de cotisation pour les retraites… et le lendemain l’ensemble des fédérations syndicales de la Fonction publique signe un accord avec le gouvernement sur le développement du “télétravail” (1).
Certes, la coïncidence temporelle est malheureuse. Mais est-ce vraiment une coïncidence d’un point de vue “politique” ? Que signifie un tel accord dans la Fonction publique – secteur encore syndiqué, mais sous le feu des attaques du pouvoir – dans le contexte actuel ? Et quels en sont les principaux points ?
À quoi bon ?
Le “télétravail” est normalement une modalité exceptionnelle de travail, pour des personnels en situation particulière, mais il a déjà été largement critiqué, y compris par des économistes (2). Individualisation, casse des collectifs de travail et des possibilités d’organisation et d’action collective, voire déshumanisation ou situations de harcèlement… les dérives sont évidentes. C’est pourquoi le télétravail devrait rester limité à des situations individuelles définies de façon très précise d’un point de vue réglementaire, en référence au respect des statuts des personnels.
Ces préoccupations des travailleur.es sont légitimes, et elles ont été avivées depuis le début de la crise sanitaire : dans les services et les établissements, il a fallu improviser un télétravail dans les pires conditions. En particulier pour les parents d’élèves devant jongler entre obligations professionnelles, suivi de la scolarité des enfants pendant les périodes d’enseignement à distance, partage du matériel informatique familial, etc. Télétravail dont la réalité par rapport au travail sur site est d’ailleurs très discutable, aussi bien du point de vue des personnels que des usager·es.
Cette réalité est particulièrement sensible dans l’Éducation nationale et encore plus dans l’Enseignement supérieur. Certes, l’enseignement à distance n’est pas à proprement parler du télétravail (3). Mais tout le monde a pu constater son fiasco sur le plan pédagogique, social, et tout simplement dans les relations humaines constitutives de la relation éducative. Ce que veulent les personnels, les jeunes, les parents d’élèves, ce n’est pas de l’enseignement « hybride » mais la satisfaction des revendications : recrutements massifs (incluant la titularisation des précaires), diminution des effectifs dans les classes et les amphis, des moyens pour rattraper les difficultés scolaires accumulées, dans un cade sanitaire garanti… et non pas revivre ce cauchemar !
Dans cette situation, le gouvernement a proposé aux organisations syndicales de discuter d’un projet d’accord sur le télétravail dans la Fonction publique. C’est donc un accord qui n’était revendiqué ni par les personnels ni par les syndicats, qui ne résulte d’aucune mobilisation ni d’aucun rapport de forces… c’est-à-dire le contraire de ce qui serait nécessaire pour un accord valable.
Bienvenue sur “L’île aux enfants” !
Ce qui frappe en premier lieu, c’est la vision irénique portée par le texte de l’accord : un monde où les conflits du travail sont inexistants.
Le texte de l’accord commence prudemment, mentionnant à propos du développement des outils numériques et du télétravail, “leurs impacts positifs et négatifs sur l’organisation concrète du travail et des services”. Par la suite, on y présente l’individualisation de la relation de travail comme élément positif en soi, le télétravail comme naturellement positif (l’accord doit servir de “point d’appui à la négociation de proximité pour favoriser le développement du télétravail au bénéfice des agents et des usagers du service public”… comme si le bénéfice était évident).
Dans ce monde macronisé sans statut ni oppositions de classes, émerge la figure de la hiérarchie : une hiérarchie bienveillante bien sûr, sensible aux aspirations individuelles de chacun·e, ne mettant nullement sous pression les personnels par une relation individualisée. Petit florilège : “il est nécessaire de prendre en compte les aspirations d’un plus grand nombre d’agents publics souhaitant exercer une partie de leurs fonctions en télétravail”, “l’amélioration de la cohésion sociale interne”, “favoriser la qualité des relations, de l’accompagnement managérial”, “l’allègement des procédures et des chaînes hiérarchiques”… et l’apothéose : “Le télétravail repose sur la relation de confiance entre un responsable et chaque agent en télétravail”. Au demeurant, le chef hiérarchique n’est même plus vraiment un chef : “L’encadrant a une responsabilité en tant qu’animateur d’un collectif”.
Il s’est magiquement transformé en Gentil Organisateur du Club Méditerranée, tout le monde peut s’y retrouver.
Avec deux nuances quand même. Tout d’abord, ce que presque aucun document syndical ne note, cet accord se situe dans le cadre d’une politique qui est celle de la “loi de transformation de la Fonction publique”, justement rebaptisée par la FSU “loi de destruction de la Fonction publique”. Ensuite, dans ce monde merveilleux, presque plus besoin de syndicalisme de terrain : il n’est fait nullement part de l’accompagnement syndical en cas de conflit avec un supérieur (et les heures syndicales virtuelles sont lourdement valorisées).
Nous avons vu une partie de l’emballage de l’accord, voyons maintenant quelques questions concrètes.
Quelques questions concrètes
La discussion entre les syndicats et le ministère de la Fonction publique semble (4) s’être beaucoup cristallisée sur la prise en charge des “coûts/frais engagés par les agents en télétravail” (point 9). Le gouvernement avait envisagé dans un premier temps une indemnité de 10 euros/mois pour les agents en télétravail. C’était fort peu, devant la levée de boucliers il a fini par proposer “2,5 euros par jour de télétravail, sans seuil de déclenchement, dans la limite d’un montant de 220 euros annuels”. Certes c’est mieux que rien, bien qu’en deçà de la réalité et des revendications. Concrètement c’est un (petit) point positif.
Et les autres points positifs ? C’est simple : il n’y en a pas.
Les directions syndicales signataires sont parfois un peu gênées pour assurer le service après-vente aux personnels. Pour les plus critiques (Solidaires et la FSU), on indique qu’il n’y aurait “aucun recul” des droits des personnels, tout en déplorant le caractère “non contraignant” des éventuelles dispositions positives… autrement dit, aucun droit concret, mais le renvoi au local (voir plus bas).
Pourtant, quand on regarde dans le détail, il y a d’ores et déjà des points menaçants sur des questions précises. En fait, ils reviennent à exonérer l’État-employeur d’assumer ses responsabilités, en les renvoyant sur les personnels : nous avons bien connu cela depuis l’émergence de la crise sanitaire, cette logique est de nouveau à l’œuvre. On peut prendre comme exemple celui des “proches aidants” et des femmes enceintes (point 10, “la prise en compte des agents en situations particulières” : au motif de faciliter la poursuite de leur activité professionnelle par le biais du télétravail, il s’agit en fait de faire peser une double tâche sur les personnels (travail à la maison ET prise en charge d’autres personnes). C’est en fin de compte un bon biais pour l’État, pour éviter de mettre les moyens nécessaires pour assurer la continuité du service public (prise en charge de l’autonomie dans un cas, embauches de remplaçant·es, allongement des congés de maternité dans l’autre…). D’une façon générale, l’option pour le développement du travail hors des lieux de travail, avec l’inévitable empiètement sur la vie personnelle et privée, suinte dans l’accord.
Autre exemple, tout ce qui a trait aux outils numériques, aussi bien du point de vue du matériel mis à disposition que du traitement des données (une question de plus en plus sensible). C’est assez clair : il n’y a aucune garantie de fourniture d’outils numériques sécurisés dans le point consacré à ce sujet (point 11). On rend l’employeur “responsable de la sécurité des données personnelles traitées par les agents à titre professionnel”… tout en permettant de ce fait la surveillance du travail des personnels, mais aussi l’éventuel accès à leurs données personnelles ! Mais attention, cette atteinte ne doit pas être “excessive” : “ne pas porter une atteinte excessive au respect des droits et libertés des agents, particulièrement le droit au respect de leur vie privée” !
Pérenniser l’exception ?
On le sait : depuis la crise sanitaire apparue début 2020, et plus largement depuis la proclamation de l’état d’urgence en 2015, les gouvernements usent et abusent des situations d’exception. Il s’agit aussi, notamment pour celui-là, de pérenniser des dispositifs conçus comme exceptionnels et provisoires, tout au moins dans les mots. Cela vaut concernant les libertés démocratiques, notamment avec l’intégration dans la loi ordinaire de dispositifs issus de l’état d’exception (5), ou encore la batterie de lois liberticides récentes (la loi “sécurité globale”, celle sur le “séparatisme”…). Cela vaut pour le Code du travail, avec part exemple les dérogations permises par le gouvernement depuis la proclamation de “l’état d’urgence sanitaire”. Cela vaut pour la toute dernière mesure en date, le “Pass sanitaire”.
À chaque fois, se pose la question : le gouvernement va-t-il maintenir ou pas certaines de ces régressions à l’issue de la période “exceptionnelle”. Et surtout : comment faire pour l’en empêcher ?
La question se pose aussi concernant le télétravail. En effet, prétendant tirer les leçons de la crise sanitaire, l’accord précise par deux fois qu’il s’agit de faire du télétravail non pas un dispositif ponctuel très cadré d’un point de vue réglementaire, mais une modalité de travail presque normale : “un des modes d’organisation du travail” (préambule), et même “un mode d’organisation parmi d’autres” (aussi banal que les autres, donc). Du coup, très logiquement, l’accord trace une perspective : celle de son développement irrésistible hors situation de crise, puisqu’il s’agit de “favoriser le développement du télétravail” (préambule).
Qui dit développement important, dit pouvoir contraindre les personnels, ce qui pose la question du volontariat (sachant que par ailleurs, le “volontariat” peut s’obtenir par des pressions plus ou moins directes). La question du volontariat des personnels est en théorie clairement réaffirmée au début de l’accord (et sa contrepartie, la réversibilité), tout en affirmant que le télétravail pourra être “mis en œuvre à la demande des employeurs” en cas de situation de “crise”. Sauf qu’il ouvre la voie à bien davantage, quand il précise que cette organisation du travail pourra être considérée par la hiérarchie comme “nécessaire en cas de circonstances exceptionnelles durables, notamment en cas de pandémie ou de catastrophe naturelle”. Le “notamment”, qui n’est pas limitatif, n’est pas sans laisser une confortable marge d’appréciation au gouvernement et à la hiérarchie ; surtout quand on sait que le soin de définir son cadre réel sera renvoyé à des négociations éclatées voire locales. Ce qui est tout le contraire d’un cadrage national qui empêcherait la hiérarchie administrative d’user et abuser de la notion de “circonstances exceptionnelles”.
Cerise amère sur gâteau défraîchi
Enfin, la méthode : certaines directions syndicales le reconnaissent elles-mêmes, la démarche gouvernementale est de signer des accords, et imposant systématiquement un calendrier et des modes de négociation précipités, entravant tout possibilité de mobilisation et même d’information/consultation des personnels (le Conseil National de la FSU ayant voté pour la signature s’est tenu dans une brève visio-conférence…). Au vu de ce qui est écrit plus haut, quel est l’intérêt pour les travailleurs et travailleuses de la Fonction publique d’un tel accord ? Aucun. D’ailleurs, les directions de la FSU et de Solidaires ont au moins la franchise de le reconnaitre de manière explicite (d’autres vantent, toute honte bue, les supposées avancées revendicatives) : elles signent l’accord non pas parce qu’il contient des avancées, ni même parce qu’il écarte des dangers… mais pour pouvoir discuter de son application dans les prochains mois (conclusion du communiqué de Solidaires Fonction publique : “Solidaires considère qu’il doit être présent au comité de suivi et a donc signé cet accord sur le télétravail”). En effet, le comité de suivi est réservé aux organisations signataires e l’accord.
Et c’est la cerise sur la gâteau : de fait, cet accord qui ne cadre rien du tout ou presque, se négociera et se déclinera localement. Le texte renvoie un nombre considérable de fois au “dialogue social de proximité” : autrement dit une négociation émiettée, non seulement ministère par ministère, mais aussi possiblement service par service. Autrement dit : un émiettement des cadres collectifs, au gré des rapports de force locaux, cohérent avec la haine de ce pouvoir vis-à-vis des garanties statutaires nationales.
Et l’enseignement ?
C’est une question particulière et sensible (à plus forte raison dans la FSU), tout le monde étant échaudé par le développement du télé-enseignement depuis mars 2020. En théorie, pas de crainte : l’enseignement à distance ne rentre pas dans le cadre du télétravail, les enseignant·es n’ont pas crainte à avoir.
Sauf que justement, au gouvernement c’est une piste très sérieuse. Elle se décline de diverses façons. Ainsi, suite au “Grenelle de l’éducation”, Blanquer envisage ouvertement le développement des cours en ligne pour pallier aux absences de personnels non remplacées (autrement dit au nombre insuffisant de personnels), dans le cadre de la “continuité du service public” qui est aussi celui mis en avant par l’accord pour développer le télétravail ! De même, à l’Assemblée s’est constituée une “Mission d’information sur l’enseignement hybride ou à distance” : ce qui là non plus n’augure rien de bon et peut préfigurer une modification des obligations e-service des personnels, nécessaire pour leur imposer ces tâches si l’on veut vraiment développer ce type d’“enseignement”.
Pour le dire plus simplement : l’accord Fonction publique ne peut qu’encourager le développement de l’enseignement “hybride” et “à distance”, et son imposition aux personnels.
Au vu de tout cela, on peut se demander quel type de “syndicalisme de transformation sociale” a pu mener l’ensemble des directions syndicales à signer un tel accord. Nous ignorons les éventuels débats dans les autres fédérations, mais connaissons ceux de la FSU, Émancipation ayant des délégué·es à son Conseil national. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les interventions avaient bien du mal à lui trouver des vertus : tel représentant de syndicat national indique que son syndicat n’aurait peut-être pas accepté l’accord s’il avait eu le temps d’en débattre, le secrétaire général B. Teste relevant que cet accord “vise à masquer une politique salariale désastreuse”, etc. alors, pourquoi signer ? Parce que l’appareil syndical bureaucratisé UA/EE (et ceux des autres fédérations) n’envisage plus autre chose que de “limiter la casse” ? Parce qu’il est résigné à ne pas pouvoir arrêter la politique de Macron, et se borne à attendre une hypothétique alternance électorale en 2022 ?
Quoiqu’il en soit, ce type d’orientation syndicale n’offre aucune perspective aux travailleur.es, à leurs luttes et leurs revendications. Il leur appartient de mettre en place les cadres d’auto-organisation de la lutte, et ce faisant de se réapproprier leurs organisations.
Quentin Dauphiné
(1) Voir sur le site www.service-public.fr, taper “accord télétravail fonction publique”.
(2) Voir par exemple “Le télétravail casse les collectifs de travail, isole les salariés”, www.qg.media
(3) Certes, mais… voir la dernière partie du présent article.
(4) “Semble”, car l’information aux personnels de base a été faible voire inexistante.
(5) Cf. Arié Alimi, Le coup d’État d’urgence : surveillance, répression et libertés, Seuil, 2021.