Émancipation


tendance intersyndicale

Big Brother

Qui est Big Brother ? D’abord, il y a les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) dont les profits reposent sur la récolte et la revente de nos données personnelles. Ensuite, il y a les gouvernements. Et tout ce beau monde travaille ensemble.

Le sujet est très vaste. En particulier : au niveau local la “Smart City” surveille et gère l’espace urbain ; au niveau national le “Health Data Hub” rassemble toutes les données personnelles de santé sous la licence de Microsoft.

Un projet global

La “Smart City” consiste à mobiliser toutes les informations pour gérer la ville : données issues de la police, des hôpitaux, des réseaux sociaux, des régies de transports. Marseille et Nice en sont des précurseurs. Mais l’aspect sécuritaire est le plus avancé avec le “Safe City”.

Si la reconnaissance faciale n’est pas encore mise en place, la comparaison faciale par la police est devenue courante à partir de films pris par exemple dans les manifestations. Ainsi, la police peut comparer la photo d’un suspect avec le fichier TAJ (Traitement des antécédents judiciaires). Mais, depuis 2016, le fichier TES (Titres électroniques sécurisés) accumule les données biométriques des demandeurs de cartes d’identité, de passeports, etc. Coupler ce type de données avec les systèmes de surveillance des rues est possible.

Pourtant le premier pas vers la reconnaissance faciale dans l’espace public a été fait en 2019. Ainsi Nice a expérimenté la reconnaissance faciale à l’occasion du dernier festival pour retrouver un cobaye volontaire perdu dans la foule.

“Big Data de la tranquillité publique”, un outil de police prédictive lancé à Marseille, il y a près de deux ans

À Marseille 1 500 caméras sont installées dans les rues et une cinquantaine de policiers municipaux observent en permanence ce qui s’y passe. L’ambition de la ville est d’automatiser cette surveillance, une “vidéoprotection intelligente”. Il s’agirait de créer une alerte lorsque quelque chose d’anormal serait détecté : écriture de tags, individu par terre, dépose d’objets encombrants, regroupements de personnes, vol, destruction de mobilier urbain, etc. Elle se déploierait en vue de contrôler des foules selon des critères comme un rassemblement, des mouvements de foules, une échauffourée, un accident, un individu déambulant de façon répétitive dans une secteur donné, etc.

Cette technologie aiderait la police à agir plus rapidement et aussi à utiliser des éléments significatifs, comme la reconnaissance d’un vêtement, permettant de retrouver plus vite des images à exploiter.

Ce procédé est en phase de test et l’étude d’impact sur la protection des données est encore en cours d’instruction. Par ailleurs, la possibilité de suivre un individu de caméra en caméra et un module de détection sonore sont envisagés en attendant un cadre réglementaire.

Dès à présent, le fait de ne pas marquer l’arrêt à un stop, stationner en double file, etc. peut être sanctionné grâce aux plaques d’immatriculation. Pour les piétons, c’est plus difficile. Cela implique la reconnaissance faciale, qui est technologiquement possible, mais pas encore réglementée (1).

Un danger pour la liberté pas pour le crime

En 2018, Laurent Mucchielli a écrit “Vous êtes filmés”. Il souligne que seulement 2 % des délits ont été élucidés par ce moyen dans trois villes du sud de la France. À Nice, se trouve une caméra pour 600 habitant·es et 125 fonctionnaires scrutent les écrans du Centre de supervision urbaine (CSU) qui coûte 10 millions par an. En 2010, grâce à la vidéosurveillance, 213 interpellations y auraient été réalisées. Ce qui, ramené aux 17 670 atteintes aux personnes recensées la même année, donne le nombre ambitieux de 1,2 % de taux d’élucidation.

Et cela n’a pas empêché un camion de faucher les spectateur·trices d’un feu d’artifice sur la promenade des Anglais le 14 juillet 2016 (2).

Le Health Data Hub

En décembre 2019, était inaugurée par Agnès Buzyn la plate-forme nationale nommée le Health data hub (HDH). C’est un “guichet unique, assurant un accès simplifié, effectif et accéléré aux données”, “une structure partenariale entre producteurs et utilisateurs de données, qui pilotera l’enrichissement continu mais aussi la valorisation du système national de santé”. Son but sera d’élargir ce “patrimoine commun” que constituent les données recueillies par l’assurance maladie en y ajoutant les gisements de données présents dans les CHU ainsi que celles récoltées par les médecins de ville et les pharmacies.

Le HDH sera mis à contribution pour la recherche en intelligence artificielle. Il entre dans le cadre de la valorisation des partenariats public/privé dans la conversion numérique du secteur de la santé. Il vise aussi à remplacer des actes médicaux comme le suivi biologique et le diagnostic par des algorithmes. Enfin, il fait appel à Microsoft comme hébergeur de données.

Ce dernier point pose la question de la sécurité des données car le Règlement général sur la protection des données (RGPD) à l’échelle européenne n’est pas pleinement capable de contrôler Microsoft qui dépend du Cloud Act, son équivalent étatsunien. Il n’y a pas non plus de garantie concernant la circulation éventuelle des données sur le marché des assureurs, des banques ou autres. En effet, les données de santé s’avèrent être, pour le secteur numérique et notamment les GAFAM, un enjeu. Ainsi Google a vu un quart de son budget redirigé vers la santé. C’est pourquoi, le 12 octobre 2019, le rapport de la mission de préfiguration du HDH soulignait : “La souveraineté et l’indépendance de notre système de santé face aux intérêts étrangers, ainsi que la compétitivité de notre recherche et de notre industrie dépendront de la vitesse de la France à s’emparer du sujet”.

Concrètement, il existe un risque de perte de savoir-faire lié à l’automation des diagnostics et un problème déontologique de diffusion d’informations sensibles. De même, l’influence majeure de la description des causes des maladies et de la symptomatologie sur les diagnostics détermineront la prescription médicamenteuse. Les laboratoires pharmaceutiques y apportent donc une attention intéressée (3). Cela signifie que les ingénieurs, les représentants du corps médical et de la recherche dans le cadre des processus de standardisation devront s’extraire de toute influence des lobbys pharmaceutiques.

Le recours à l’intelligence artificielle correspond au développement des soins ambulatoires et du “monitoring continu”. C’est-à-dire le suivi extra-hospitalier des maladies, notamment chroniques (diabète, cancer, etc.) via les nouvelles technologies (montres connectées, smartphones, applications de suivi en direct du métabolisme et de suggestion de comportements alimentaires et sportifs ou médicamenteux). Cette médecine algorithmique reposerait en fin de compte sur un écran de smartphone dictant au patient les diagnostics et l’auto-médication en lieu et place des praticiens médicaux et hospitaliers. Dans l’immédiat, nous sommes en réalité face à une volonté de réforme politique censée favoriser la rentabilité des hôpitaux privés et la réduction des coûts de gestion des hôpitaux publics.

La science et la technologie apparaissent ici comme les prétextes d’une marchandisation généralisée des comportements humains, biologiques et sociaux dont rêvent les entrepreneurs de la Silicon Valley” (4).

Une société de contrôle

Le fichage généralisé des données biologiques des populations, les techniques de géolocalisation pour freiner la propagation de Covid-19, le “Big Data de la tranquillité publique”, le compteur connecté Linky, etc. préfigurent une normalisation politique de méthodes intrusives et continues. Un exemple : “Gendnotes”, une application réservée aux gendarmes, sera utilisée “à l’occasion d’actions de prévention, d’investigations ou d’interventions nécessaires à l’exercice des missions de police judiciaire et administrative”. Parmi les données qui pourront être collectées figurent des informations “relatives à la prétendue origine raciale ou ethnique, aux opinions politiques, philosophiques ou religieuses, à l’appartenance syndicale, à la santé ou à la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle” (5).

L’accélération de la généralisation des procédures numériques imposées dans les rapports avec les administrations précipite la possibilité de centraliser l’ensemble des données personnelles couplées avec celles disponibles par ailleurs et permettra de créer un portrait complet de chacun de nous à la disposition du pouvoir. La société de contrôle est avancée.

Un exemple de “contre-insurrection intérieure”

On s’est gaussé de la surveillance de masse en Chine comme par exemple du nombre de feuilles de papier toilette distribuées dans les WC publics lié à une reconnaissance faciale. La politique menée au cours de la crise sanitaire par le pouvoir chinois est beaucoup moins drôle.

Léon Alicem raconte : “À l’entrée de chaque bâtiment public, à l’entrée de chaque magasin, à l’entrée de chaque bus, des agents contrôlent la température et empêchent les individus fiévreux d’accéder à l’espace en question. […] Par ailleurs, j’ai dû me soumettre à un nombre assez ahurissant d’interrogatoires relatifs à ma condition de santé et à mes antécédents de voyage des deux mois précédents. Mes employeurs, le comité de surveillance de ma résidence et la police sont ainsi venus m’interroger, voulant connaître jusqu’aux numéros des trains que j’avais empruntés lors de mes récents déplacements. […] La ville a récemment lancé une application destinée à « faciliter et fluidifier l’enregistrement et l’accès aux espaces publics ». Comprendre : « systématiser et généraliser le fichage et le contrôle des déplacements ». […] Ou comment, sous couvert d’un état d’urgence épidémique, mettre en place un dispositif de contrôle total des faits et gestes, des déplacements et fréquentations de chaque individu. Tout sera tracé et enregistré de manière centralisée. Dispositifs de contrôle des déplacements ou censure d’Internet, au fond ces phénomènes convergent vers des objectifs communs et résultent des mêmes logiques. À travers cette application, se dessine ainsi un nouveau dispositif numérique participant à l’accomplissement panoptique d’une surveillance de masse paroxystique”. 

La surveillance est systématiquement intrusive : “Surveillance et censure pénètrent jusqu’aux conversations privées sur la messagerie WeChat. […] Les algorithmes de la messagerie analysent le contenu sémantique des images et des textes envoyés par l’émetteur et suppriment les contenus « indésirables » avant leur réception par le destinataire, si bien qu’il est impossible d’échanger des propos privés relatifs à des sujets « sensibles »”.

Il conclut par : “L’imaginaire viral, à grand renfort de toutes les prédispositions à la peur qu’il véhicule, est donc en train d’imposer un ethos épidémique refaçonnant profondément ce qu’il était convenu d’appeler il y a encore peu de temps, la vie” (6).

En guise de conclusion provisoire

Emprunté à la revue Chuang : “La destruction causée par une accumulation sans fin s’est étendue à la fois vers le haut dans le système climatique mondial et vers le bas dans les substrats microbiologiques de la vie sur Terre. De telles crises ne feront que se multiplier. Alors que la crise séculaire du capitalisme prend un caractère apparemment non économique, de nouvelles épidémies, famines, inondations et autres catastrophes “naturelles” seront utilisées pour justifier l’extension du contrôle de l’État, et la réponse à ces crises sera de plus en plus l’occasion d’exercer des outils nouveaux et non éprouvés de contre-insurrection. Une politique communiste cohérente doit saisir ces deux faits ensemble. Sur le plan théorique, cela signifie comprendre que la critique du capitalisme s’appauvrit chaque fois qu’elle est coupée des sciences dures. Mais au niveau pratique, cela implique aussi que le seul projet politique possible aujourd’hui est celui qui est capable de s’orienter sur un terrain défini par un désastre écologique et microbiologique généralisé, et d’opérer dans cet état perpétuel de crise et d’atomisation” (7).

Michel Bonnard, 10 mai 2020

(1) http://cqfd-journal.org/Videosurveillance-automatisee-on

(2) http://cqfd-journal.org/Camera-pourquoi-sans-repit-m-epies

(3) https://www.latribune.fr/supplement/la-tribune-now/comment-le-pfizer-healthcare-hub-france-accelere-la-croissance-des-startups-du-digital-836475.html

(4) https://lvsl.fr/le-health-data-hub-ou-le-risque-dune-sante-marchandisee/

(5) https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/02/28/faut-il-s-inquieter-du-decret-autorisant-un-traitement-automatise-de-donnees-a-caractere-personnel_6031164_4355770.html

(6) https://lundi.am/Depuis-la-Chine-De-l-imaginaire-viral-a-l-ethos-epidemique#nb77-1

(7) https://dndf.org/?p=18327


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