Émancipation


tendance intersyndicale

L’École Émancipée, la Fédération unitaire de l’enseignement (FUE) et la laïcité

Dossier

Le texte ci-dessous est le seul de ce dossier à être relativement récent : il a été publié dans La Raison (mensuel de la Libre Pensée) d’avril 2020. Sans prétendre à une synthèse, il aborde les évolutions du courant syndicaliste créateur des premiers syndicats d’instituteurs et d’institutrices.

L‘École Émancipée est souvent à la fois considérée comme une revue et comme une tendance syndicale (d’abord de la FEN, puis de la FSU). Créée en 1910, elle est en fait au départ une revue liée à la FNSI (Fédération nationale des syndicats d’instituteurs et d’institutrices), la première organisation syndicale nationale créée de façon durable en 1905, et dont les sections départementales adhèrent à la CGT.

D’un certain point de vue, la FNSI regroupe l’avant-garde du corps enseignant au début du XXe siècle. En effet, la forme syndicale reste dans un premier temps très minoritaire, le monde instituteur reste marqué par une dualité entre d’un côté la FNSI, de l’autre les “Amicales” corporatives et souvent liées à la hiérarchie administrative.

Cette dualité se retrouvera après 1918, lors de la “syndicalisation” des Amicales : elles donnent naissance au Syndicat National (futur SNI, Syndicat national des instituteurs), organisation syndicale de masse adhérente à la CGT “réformiste” sous la direction d’un appareil qui avait adhéré à l’“Union sacrée”. De son côté, la FNSI adhère à la CGTU révolutionnaire et devient la FUE (Fédération unitaire de l’enseignement). La stalinisation de la CGTU va fracturer sa fédération de l’enseignement, la “Majorité fédérale” antistalinienne (il est rare que dans la CGTU la résistance au stalinisme l’emporte) se trouvant en butte au courant stalinien y compris sur les questions laïques. Lors de la réunification de 1936, la majorité de la FUE se fond dans le SN et conserve une structuration de tendance : les “Amis de L’École Émancipée”. C’est sous cette forme que ce courant syndical continue à exister après-guerre, dans le cadre de la FEN (Fédération de l’Éducation nationale), et sous une certaine forme jusqu’à nos jours. Dans la suite de ce texte, l’expression “École Émancipée” désignera cette tendance syndicale.

Comment ce courant issu du syndicalisme révolutionnaire s’intègre-t-il dans la lutte laïque ? Plusieurs aspects peuvent être mentionnés : certains renvoient à la question plus générale des rapports entre le mouvement ouvrier, la lutte laïque et les mouvements de libre pensée. D’autres sont liés à la situation particulière de la FNSI, à savoir celle d’une organisation de fonctionnaires travaillant dans l’enseignement et donc directement concerné.es par la question scolaire.

Mouvement ouvrier et laïcité

Comme le reste du mouvement ouvrier, l’École Émancipée se trouve dans une situation où s’entrecroisent trois aspects :

– la laïcisation de l’École (lois des années 1880) et de l’État (loi de Séparation en 1905) constitue un progrès historique fondamental. Dans l’École, elle pose la question du type d’enseignement, puisque la volonté de l’Église était de contrôler le système éducatif pour inculquer son idéologie obscurantiste ;

– dans le même temps, l’État reste un État bourgeois : il continue à combattre le syndicalisme, a fortiori le syndicalisme des fonctionnaires qui est illégal au moins jusqu’en 1924 (et il faut se rappeler que jusqu’à la Libération, dans la Fonction publique le droit de grève n’est pas légalement reconnu). L’antagonisme entre l’État et le syndicalisme enseignant devient encore plus marqué lorsque ce dernier manifeste son intention de rallier le mouvement organisé : la CGT ;

– après la première guerre mondiale, la bourgeoisie revient en partie sur la laïcisation du tout début du siècle : face aux perspectives révolutionnaires incarnées par l’Internationale communiste, les forces réactionnaires traditionnelles et les résidus du féodalisme peuvent constituer des alliés pour maintenir l’ordre social.

Le premier syndicalisme enseignant doit agir dans ce contexte, et aussi après la guerre dans une situation où le mouvement ouvrier politique et syndical est fragmenté : entre socialistes et communistes, ces dernier·es se séparant ensuite entre stalinien·nes et anti-stalinien·nes.

Il serait vain ici de retracer même les grandes lignes des orientations et actions de ce courant syndical. Nous aborderons ici deux questions majeures, en centrant l’analyse sur la période concernant l’entre-deux-guerres au cours duquel elles prennent une importance assez centrale (mais d’une certain façon, ces questions se posent encore aujourd’hui). À savoir la question des contenus d’enseignement, et celle de la “défense laïque”.

Notons tout de même que la question de l’unité du mouvement ouvrier et syndical a été une question qui a taraudé ce courant tout au long de son existence : d’abord sous la forme des rapports à entretenir avec le “Syndicat national” – largement majoritaire. Puis après l’unification syndicale de 1936, dans le cadre de la fédération de l’enseignement, qui renaîtra à la Libération et aboutira à l’autonomie de la FEN (Fédération de l’Éducation nationale) : une organisation rassemblant l’ensemble des courants du mouvement syndical, organisés en tendances syndicales.

Quel enseignement ?

La particularité du syndicalisme de la FNSI puis de la FUE réside dans son imprégnation syndicaliste-révolutionnaire. Loïc Le Bars, dont les travaux font référence sur la période de l’entre-deux-guerres (1), le met en évidence : même quand ils et elles théorisent leur appartenance à un courant politique (la direction de la FUE est aussi celle de la fraction communiste de l’enseignement, avant la stalinisation de la SFIC et de la CGTU), leur culture politique profonde est marquée par une orientation de ce type. Dès lors, cela pose la question de l’“action directe” dans le domaine de la pratique professionnelle, de la pédagogie : la lutte économique sans intermédiaire politique, se trouve remplacée par une lutte sur le terrain éducatif. Ce qui les confronte à la question des contenus d’enseignement officiels.

Le débat au sein de la FNSI, puis de la FUE, se polarisera sur deux types de positions, avec bien entendu un grand nombre de positions intermédiaires :

– le rejet en bloc de l’enseignement “bourgeois”, avec la nécessité d’un enseignement prolétarien : dans une société de classe tout enseignement est un enseignement de classe, alors pratiquons-le pour la classe ouvrière ;

– l’enseignement rationnel : l’école n’est pas là pour transmettre un dogme “socialiste” remplaçant les dogmes bourgeois (nationalisme, militarisme, république parlementaire), ni les dogmes cléricaux (morale chrétienne, soumission à l’ordre social défendu par l’Église). Elle est là pour former le jugement avant tout.

Ce débat reste quelque peu théorique, car il intègre une dimension particulière : pour tout le monde dans la FUE, il concerne l’enseignement désirable dans la société socialiste future, et n’a pas de conséquence directe sur les pratiques pédagogiques.

Mais ce débat prendra une forme plus radicale sur la question de la laïcité.

“Défense laïque” ?

La défense laïque, se pose sous un angle tout à fait pratique, dans le quotidien de l’enseignement. En effet, alors que la Troisième république entend créer une école par commune pour assurer la présence de l’école laïque sur tout le territoire… les forces cléricales combattent ce projet, et donc combattent les personnels enseignants. On ne compte plus le nombre d’“affaires” dans lesquelles les militant·es de la FNSI/FUE sont pris·es à partie par la hiérarchie catholique, flanquée régulièrement de politiciens réactionnaires voire d’éléments de la hiérarchie administrative. Pressions, sanctions, déplacements d’office, voire menaces physiques ou violences matérielles, sont légion.

De ce point de vue, la laïcité est d’abord un engagement pédagogique quotidien, d’ailleurs prolongé après le temps de classe par les “œuvres” post scolaires, les colonies de vacances… toujours dans l’idée de soustraire les jeunes à l’influence obscurantiste de l’Église. D’ailleurs, la défense des écoles “en difficulté”, “déshéritées”, mal équipées (notamment – cela ne surprendra pas – dans les petites communes rurales de l’Ouest) est conçue comme partie intégrante de l’action laïque.

La défense laïque prend des formes aussi plus connues et plus classiques : ce sont les actions unitaires, que ce soit pour défendre des militant·es ou pour promouvoir des campagnes d’opinion. Dans ces cadres, les syndicalistes comptent régulièrement les sociétés de la Libre Pensée, la LDH, des partis et syndicats ouvriers… voire une section locale du parti radical à l’occasion. Jean Cornec, dirigeant de l’importante fédération du Finistère de la FUE, importante dans la FUE, Jean Cornec, fournit un travail important sur la question laïque. Au congrès de 1923, son rapport sur la question constitue le support d’une partie notable des discussions.

Mais cela ne se fait pas sans débat dans la Fédération, le plus connu étant celui survenant à l’occasion du cinquantenaire des lois scolaires de 1881. Il faut dire que la République bourgeoise organise des célébrations officielles en s’associant à l’initiative lancée par la Ligue de l’Enseignement. Dès lors, comment se positionner ? Deux lignes s’affrontent dans la FUE, celle de la MOR (Minorité Oppositionnelle Révolutionnaire) stalinienne, celle de la “Majorité fédérale” communiste mais anti-stalinienne :

1) la MOR, dans l’une de ses brochures, affirme clairement que : “L’école laïque bourgeoise et l’école congréganiste bourrent également le crâne, sont au même titre des instruments de domination du capital […] Il faudra au contraire ne négliger aucune occasion de marquer que l’une et l’autre (l’école laïque et l’école confessionnelle) sont également nuisibles pour le prolétariat, et de les mettre toutes les deux dans le même sac” ;

2) la “Majorité fédérale”, fait voter au congrès de la FUE en 1931 une résolution issue de la “méthode dialectique” : “L’École laïque est une école de classe, ses méthodes et programmes constituent un plan d’asservissement des masses […] il convient, en se plaçant sur le terrain de la réalité, de défendre l’école laïque par rapport à l’école confessionnelle qui, en plus du bourrage de crâne, est une entreprise d’obscurantisme et de résignation […]. La lutte pour la défense de l’école laïque, violemment attaquée et dont le minimum de laïcité est de plus en plus menacé est un moment de la lutte révolutionnaire […] L’École laïque permet à l’instituteur syndicaliste, dont le devoir est d’employer l’action directe sur le terrain scolaire, en développant l’esprit critique, l’esprit collectif, en combattant le chauvinisme, etc. d’orienter dans la mesure compatible avec la société bourgeoise, le sens de classe des enfants”.

Dans son action ultérieure, la FUE puis la tendance École Émancipée restera longtemps dans le cadre de cette approche dialectique du problème laïque. Il faut toutefois remarquer que ce débat n’est pas inactuel. Encore aujourd’hui des courants “révolutionnaires” reprennent une approche plutôt proche de celle du stalinisme du début des années 1930, en considérant la laïcité et l’école publique comme essentiellement bourgeoises, colonialistes, oppressives, etc.

Heurs et malheurs de l’après-guerre

Il existe encore à ce jour peu de travaux d’ensemble sur les héritiers de la FUE : la tendance des “Amis de L’École Émancipée”, plus familièrement nommée “École Émancipée”. Dans le cadre de la scission CGT/FO de 1947, l’ÉÉ passe une alliance avec le courant “réformiste” (motion dite “Bonnissel-Valière”) : pour préserver l’unité corporative, l’unité laïque dans un contexte où le cléricalisme relève la tête, pour préparer la future réunification.

L’ÉÉ de l’époque, jusqu’à la fin des années 1960, apparaît comme un lieu militant où toutes les sensibilités révolutionnaires, de l’anarchisme au trotskysme “lambertiste” en passant par le socialisme de gauche, le militantisme pédagogique coopératif (mouvement Freinet)… peuvent se retrouver pour agir et réfléchir ensemble. La défense laïque est un de ses axes, elle fait d’ailleurs relativement consensus au sein de la FEN car elle correspond à l’état d’esprit dominant du monde enseignant et notamment instituteur. Mais l’ÉÉ s’y positionne comme la pointe avancée. Par exemple, elle soutient la grande manifestation de Vincennes. Mais elle déplore son insuffisante radicalité (préférant le mot d’ordre de nationalisation laïque de l’enseignement privé à celui de “fonds publics à l’école publique, fonds privés à l’école privée”) et le refus de continuer la manifestation dans Paris.

La situation devient plus complexe à partir des années 1970. L’ÉÉ devient le réceptacle d’une partie du “gauchisme enseignant”. En soi ce n’est pas une nouveauté ; mais ce phénomène se conjugue avec une évolution du syndicalisme : l’ÉÉ, tendance révolutionnaire d’une FEN de masse structurée en tendances en lieu et place d’une division syndicale mortifère, se trouve déstabilisée dès que ce “modèle syndical” est contesté par le “pluralisme” syndical dans lequel chaque courant idéologique veut avoir “son” syndicat radical auquel s’identifier en développant un patriotisme d’appareil.

Cela prendra plusieurs formes :

– l’investissement de quelques-un·es dans le SGEN-CFDT, qui constitue vite une impasse totale ;

– l’éclatement progressif de la FEN : construction – pour des raisons d’appareil évoquées plus haut – de FO et de la CGT dans l’ensemble de l’enseignement ; et surtout la scission de la FEN par exclusion de la tendance “Unité & action” proche du PCF : il y aura rapidement deux fédérations concurrentes, l’UNSA et la FSU.

Dans ce contexte, on peut dire qu’en fait l’ÉÉ “historique” n’existe plus, car l’“écosystème” syndical qui faisait d’elle le réceptacle unique des enseignant·es révolté·es contre le système capitaliste est en train de se dissoudre :

– des militant·es restent pour quelques années au sein de la FEN-UNSA, voyant dans le syndicat des enseignants des l’UNSA une avancée vers la “fédération d’industrie” (2) défendue avec constance par l’ÉÉ ;

– des militant·es se lancent dans la construction de syndicats minoritaires sur l’orientation traditionnelle de l’ÉÉ, rejoignant la fédération SUD Éducation à sa création ;

– la majorité s’implique dans la FSU, mais avec un clivage très net : maintenir l’orientation “historique”, c’est-à-dire constituer une tendance d’opposition syndicale et donc refuser par exemple de voter les rapports en contradiction avec la plateforme habituelle de l’ÉÉ ? Ou alors constituer une tendance “de synthèse”. Pour parler plus clairement : devenir ou pas une composante de la bureaucratie syndicale réformiste ? Cette solution est préconisée par la majorité du “secrétariat enseignant” de la LCR (trotskystes “pablistes”), la création de la FSU se fait donc par le biais d’un accord politique au sommet : on verra la floraison de permanent·es ou semi-permanent·es dont la phrase “marxiste révolutionnaire” cache mal l’éloignement de leur salle de classe. Conséquence ultime : la scission de l’ÉÉ en 2001, aboutissant à l’existence dans la FSU de deux tendances se découpant suivant le clivage précédemment étudié : L’École Émancipée “nouvelle formule” et L’Émancipation, tendance d’opposition “syndicaliste révolutionnaire” nettement plus minoritaire et qui se veut intersyndicale.

L’héritage de l’École Émancipée n’a pas pour autant disparu, dans la mesure où il se fonde sur une question qui est toujours d’actualité : comment faire vivre dans l’institution scolaire un syndicalisme de lutte de classe ET indépendant des organisations politiques, étatiques et religieuses ?

Quentin Dauphiné

(1) Loïc Le Bars, La Fédération unitaire de l’enseignement. Aux origines du syndicalisme enseignant (1919-1935), Paris, Syllepse, 2005.

(2) Regroupement dans un syndicat unique de toutes les professions existant sur un même lieu de travail. Par opposition au syndicalisme “de métier” regroupant sur des bases catégorielles.


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