Dossier
L’article ci-dessous, a été publié en 1945, dans les numéros de L’École Émancipée. Outre des rappels généraux, il se situe dans le contexte des débats – y compris au sein du mouvement syndical – de la “commission Philip”. Cette commission, réunissant des représentants de l’Église et des laïques, débat sur l’avenir des subventions à l’enseignement privé. Dans son budget de 1944, le régime de Vichy avait maintenu les subventions mises en place dès son arrivée au pouvoir : faut-il les supprimer dès le budget 1945 ? Dans cette situation, l’Église essaie de reconquérir du terrain dans la société.
Première partie
Il paraît que c’est “discuter stérilement sur des mots” que de demander la disjonction d’un paragraphe d’une motion présentée au C.N. du S.N.I. (1) ! Car ce que recherchent nos dirigeants syndicaux, décidément gagnés par l’ambiance, c’est la motion d’unanimité. Tant pis si cette motion, précisément par le paragraphe en litige, laisse la porte grande ouverte à de nouvelles capitulations ! Or, n’en déplaise à Senèze (2) et à tous ceux qui l’ont suivi le 17 mars à Paris, ce n’est pas en sacrifiant un point quelconque de notre programme de laïcité que nous barrerons la route au cléricalisme arrogant.
Le vieux Tigre Clémenceau disait de la Révolution française qu’elle est un bloc. Nous devons nous persuader que la laïcité est aussi un bloc. Aucune parcelle ne peut et ne doit en être distraite et comme le disait récemment en une formule imagée un vieux militant de la glorieuse Fédération de l’Enseignement : “La Laïcité ne se coupe pas en morceaux”. Elle est une et indivisible comme la République de 93 et dans le combat qui ne cesse point pour son maintien et son extension, quiconque veut faire sa part à l’Église comme au cléricalisme se fait le fourrier de la défaite. Quant au syndicaliste, digne de ce nom, il ne doit pas seulement envisager le problème de la laïcité d’un point de vue étroitement scolaire, pas même du point de vue républicain. Le point de vue révolutionnaire et prolétarien est le seul qui soit compatible avec les statuts, les décisions de congrès et la traduction du syndicalisme ouvrier.
Ah ! certes, à notre faiseur de bouillabaisses patriotardes préparées au nom de la sacro-sainte “Union sacrée” par les experts-cuisiniers du néo-syndicalisme, il peut paraître étrange de tenir un tel langage. Il est pourtant le seul que nous puissions admettre en tant que syndicaliste.
Nous savons que la C.G.T. ne demande pas au salarié, lorsqu’il postule son admission au syndicat s’il appartient ou non à une confession religieuse. Nous savons que le syndicat, en dehors de son sein, laisse libre le syndiqué d’agir à sa guise sur le plan religieux ou philosophique. Mais, en tant que collectivité, du fait qu’elle prépare “l’émancipation intégrale” et la “transformation sociale” – pour reprendre les termes mêmes de la Charte d’Amiens – la C.G.T. est amenée à combattre l’Église. C’est que celle-ci – cinquante ans d’action confédérale le prouvent – n’est pas seulement comme le patronat, une puissance d’exploitation de l’homme par l’homme, c’est une police sociale au service du capital et c’est un instrument de division ouvrière.
Est-ce que les difficultés qu’éprouve actuellement la C.G.T. avec la C.F.T.C., – branche moderne du mouvement syndical jaune des Lanoir et des Pierre Biétry (3) – n’indiquent pas qu’il s’agit d’un problème dépassant la question de la laïcité à l’école ? La question de la laïcité sur tous les plans se pose : au plan financier, plan communal, plan de la radio, plan militaire, plan postal, plan de l’assistance et du travail, plan colonial, plan diplomatique, etc.
Pour obtenir le respect de la laïcité, ce n’est point sur la défensive qu’il faut se tenir. L’offensive est de rigueur et il convient de s’attaquer à la source des empiètements. Il ne faut pas, comme le secrétaire de la Commission de défense laïque du S.N.I., se voiler la face en prononçant le terme d’anticlérical, il faut résolument s’en prendre à l’Église, à ses pompes et à ses œuvres.
L’union avec l’Église est toujours un marché de dupes, et nous en sommes là comme rançon de la main tendue. Bien naïf, bien coupable, est celui qui dans le prolétariat militant oublie le caractère totalitaire de l’Église, qui méconnaît le rôle qu’elle a joué comme soutien du fascisme international et de ses formes françaises, en dernier lieu le pétainisme.
C’est l’Église qui, par sa structure et ses prétentions dominatrices, a donné le modèle du totalitarisme et au début de 1933 le Comité archiépiscopal de l’Action catholique française publiait une déclaration contenant ce préambule :
“L’Église a le droit et le devoir non seulement d’enseigner les vérités à croire et les préceptes à observer, mais encore de dicter aux individus, aux familles et aux sociétés l’application de ces principes et de ces préceptes, et enfin de juger et de condamner au besoin ceux, individus ou collectivités, qui nient ces vérités ou désobéissent à ces préceptes ».
Elle est la Mère des âmes…
L’autorité de l’Église est donc coextensive à toute la vie morale du chrétien, qu’il s’agisse de la vie individuelle, familiale, professionnelle, nationale et même internationale. Ce serait donc minimiser et donc fausser le rôle de l’Église que de le réduire à la seule mission d’énoncer des principes en lui enlevant la direction pratique et quotidienne de nos vies”.
Sans doute, l’Église n’a pas d’égale dans l’art de la jonglerie et des assouplissements, mais c’est toujours pour sauvegarder ses principes fondamentaux. Comme l’écrivait récemment Émile Buré, on peut toujours craindre avec elle des retours de flammes, “de flammes de bûcher”. L’assassinat de F. Ferrer, le valeureux fondateur de l’École moderne, n’est pas tellement éloigné de nous et L’École Libératrice (4) devrait bien rappeler des anniversaires de cette sorte – toniques de premier ordre – plutôt que de nous donner ces articles guimauvés, bons à forger des eunuques du syndicalisme.
L’Église est sortie plus forte des charniers de 1914-1918 parce qu’elle a profité de l’Union Sacrée d’alors. N’est-il pas scandaleux, après l’attitude du pape et de l’épiscopat avant la guerre et pendant l’occupation, qu’elle trône aujourd’hui en maîtresse au point de réclamer le maintien des lois d’exception de Vichy ? Et n’est-il pas plus scandaleux encore de voir des syndicalistes biaiser, ratiociner, capituler devant elle au nom de je ne sais quelle union chimérique ?
Même si les dirigeants actuels du S.N.I., soucieux de rétrécir leur horizon, ne veulent voir la laïcité que par la petite lucarne scolaire, même si ces dirigeants, victimes du poison chauvin, répugnent à la combativité, alors que les cléricaux font rage, le péril grandissant qui menace l’École laïque à la fois du dedans et du dehors, leur fait une obligation de reprendre cette campagne laïque que poursuivit naguère avec tant de vigueur la Fédération unitaire de l’Enseignement.
Nous sommes prêts à les soutenir de toutes nos forces dans cette entreprise.
Seconde partie
Dans le numéro 38 (25 mai 1945) de l’hebdomadaire Action, on trouve un article sur la laïcité émanant, à ce que dit la rédaction du journal, d’un certain abbé B…, curé d’une petite ville de province. Cet article rejoint sur bien des points les affirmations produites ici-même sur la laïcité. L’auteur, après s’être élevé contre les subventions aux écoles libres, déclare avec un peu d’humeur :
“les catholiques vont-ils donc donner ce spectacle indigne de sembler s’accrocher à la poubelle de Vichy pour y gratter les quelques os à ronger qu’il leur avait donnés ?”.
À plusieurs reprises est reconnue l’inféodation de l’Église aux partis de droite et son caractère de “protectrice des royalistes et des adversaires de la République”. Puis, le rédacteur, s’appuyant sur l’exemple de la trop fameuse C.F.T.C. et les ébauches tendant à créer une C.F.A.C à côté de la C.G.A. (5) “s’élève contre le souci de l’Église française de faire prévaloir des revendications d’ordre confessionnel à côté de revendications purement syndicales”. Enfin l’abbé B… écrit en toutes lettres :
“On a tort quand on traite de la laïcité, de ne l’envisager que sous l’angle de l’école”.
Marquons cette citation d’une pierre blanche bien qu’elle émane – ou émanerait – d’un homme noir. C’est presque mot pour mot ce que j’écrivais.
On ne saurait trop insister sur ce point et il n’est pas inutile de faire observer que les cléricaux se montrent d’une habileté consommée en égarant les républicains par une campagne savamment orchestrée et un potin de tous les diables autour des subventions aux écoles dites libres.
Subventions et rétablissement du budget des cultes
Ah ! certes, nous estimons autant que quiconque, qu’il importe de récupérer sans délai les 8 à 900 millions accordés aux succursales de sacristie qui ne groupent, malgré toutes les pressions éhontées, que 20 % de la population scolaire de ce pays. D’autant plus qu’avec la manière forfaitaire dont sont réparties les subventions, elles peuvent très bien servir à augmenter le traitement des prêtres payés par chaque évêché, ce qui serait une forme camouflée de rétablissement du budget des cultes.
Mais en vérité, quand on aborde cette question, c’est tout le problème des subventions à l’Église qui se pose et il convient, en toute logique, de rattacher le respect de la laïcité scolaire au grand problème de la laïcité sur le plan financier.
Les instituteurs laïques et spécialement les syndicalistes-révolutionnaires, restés fidèles à la formule Ni Dieu ni Maître, qui renferme d’après Ferdinand Buisson “toute la pensée républicaine” – doivent se placer au premier rang de ceux qui combattent les ensoutanés sur ce terrain particulier.
Dans un pays qui a fait en 1793-94 la “Déchristianisation”, et au début de ce siècle la Séparation de l’Église et de l’État, pourquoi entretenir à grands frais des aumôniers civils et militaires dont certains émargeaient au budget, avant la guerre, pour des centaines de milliers de francs (voir Journal officiel) ?. Pourquoi doter d’un traitement les ministres des cultes en Alsace-Lorraine et les instituteurs confessionnels dans les colonies ?
Église et commerce
À une époque où les petits commerçants se trouvent si durement frappés par le fisc, pourquoi exempter des patentes, du chiffre d’affaires et de l’impôt sur le revenu les commerçants en soutane de tout acabit ? On peut rafler des millions et des millions par la simple application de ces lois dans les lieux de pèlerinage de Lourdes, Sainte-Anne-d’Auray, Lisieux, Fourvières, Liesse, Paray-le-Monial, Bon-Secours qui constituent autant de défis permanents à la Raison.
Il y a une loi qui règle le commerce des eaux minérales et des eaux de table, pourquoi l’eau de Lourdes est-elle en dehors de cette loi ? On en vend pourtant des centaines de milliers de bouteilles au prix du champagne ?
L’Église, puissance capitaliste
Enfin, sous un gouvernement qui se targue d’être révolutionnaire et qui parle sans cesse de nationalisation sans jamais rien réaliser de positif en ce sens, il est bon de réclamer comme en 1790 la nationalisation des biens du clergé.
N’oublions pas que l’Église est une puissance capitaliste de premier ordre et l’on s’étonne de la voir oubliée dans la liste des “Deux cents familles” alors qu’en bonne justice sa place devrait être en tête. Suivant certaines statistiques la fortune de l’Église romaine en France s’élèverait environ au dixième de la richesse totale du pays. Ce n’est pas trop mal pour une “force spirituelle et morale” (comme le dit le général De Gaulle élevé dans son giron). Et cela, bien que ses ministres aient fait vœu de chasteté !
Front laïque !
Devant ces faits, et beaucoup d’autres, on ne s’explique pas les ménagements des partis de gauche et d’extrême gauche ainsi que de la C.G.T. à l’égard de l’Église, surtout quand ces groupements visent par un grand effort financier à décharger les masses laborieuses du fardeau énorme que nous lègue la deuxième grande guerre impérialiste. Quant à notre S.N., il doit, avec la Fédération Nationale de la Libre-Pensée, la Ligue de l’Enseignement reconstituée et toutes les organisations se réclamant de la laïcité former un Front laïque solide capable de passer résolument à l’offensive partout et surtout dans les contrées où les cléricaux exercent les pressions les plus intolérables.
Aucune considération patriotarde ne doit paralyser l’action vigoureuse de ce Front laïque car la lutte de la Raison contre la Foi, de la Laïcité contre le Cléricalisme est internationale – et même internationaliste – comme la lutte prolétarienne et syndicale dont elle est un complément. En ceci, nous ne faisons que rester fidèles à l’enseignement de Karl Marx, l’homme qui a proclamé que “La Religion est l’opium du peuple” et qui a souligné que notre lutte n’est nationale que dans sa forme, qu’elle est internationale dans son fond, et que notre devoir est de faire prévaloir les intérêts indépendants de la nationalité, les intérêts du mouvement intégral commun à tout le prolétariat révolutionnaire.
D.
(1) Conseil national du Syndicat national des instituteurs.
(2) Responsable laïque du SNI, membre de la “commission Philip”.
(3) Fondateurs des syndicats « jaunes » de collaboration de classe, réactionnaires et à tendance antisémite au début du XXe siècle.
(4) Publication du SNI.
(5) CGA : Confédération générale de l’Agriculture, syndicat paysan majoritaire issu de la Résistance (il sera supplanté par la FNSEA dans les années 1950). L’Église envisage brièvement de mettre en place un syndicat chrétien concurrent.