Une exposition des œuvres promues et rassemblées par Félix Fénéon, anarchiste, critique d’art, galeriste, journaliste et collectionneur, a eu lieu à Paris aux musées de l’Orangerie et du quai Branly, occasion de retracer le parcours de cet homme de l’ombre ainsi que de ses amis peintres, poètes et écrivains qui mêlaient étroitement art et politique.
Anarchiste
Félix Fénéon fut une personnalité singulière, employé au Ministère de la Guerre et plume de différentes revues anarchistes. Quelle meilleure couverture qu’un tel poste pour un auteur d’articles anonymes ou signés de divers pseudonymes dans L’Émancipation sociale, La Résistance, La Cravache ou L’En dehors, journal qui se veut en dehors de toutes les lois, de toutes les règles ! Cependant l’anarchie n’est pas seulement une posture intellectuelle, les attentats conduiront Ravachol et Émile Henry à l’échafaud ainsi qu’Auguste Vaillant qui suite à l’attaque de la Chambre des députés, vu la cible, fut lui-même guillotiné sans avoir tué personne. Outre les lieux et les hommes de pouvoir, les attentats ont parfois visé des endroits emblématiques de la bourgeoisie, café ou restaurant. C’est une action de ce type qui vaudra à Félix Fénéon d’être accusé de complicité et emprisonné. Devant la répression, les sympathisants anarchistes, artiste comme Camille Pissarro, écrivain comme Octave Mirbeau vont fuir à l’étranger. Comme le note Jean Paulhan dans la biographie qu’il lui consacre, le rôle de Fénéon, trouvé en possession de détonateurs, n’a jamais été vraiment élucidé. Sa possible implication aurait pu lui valoir au moins les travaux forcés. Cependant le nombre et la qualité des soutiens dont il a bénéficié (Mallarmé, Henri Rochefort, Henri de Régnier, etc.), la pertinence et l’humour de ses réparties au procès, les zones d’incertitude de l’enquête vaudront au prévenu l’acquittement ; de nombreux coaccusés seront également innocentés.
Critique
S’il garda sa tête, et même sa liberté, Félix Fénéon perdit néanmoins son emploi. Radié du Ministère de la Guerre, il va devenir l’un des piliers de La Revue blanche dont l’influence sur l’époque sera considérable. La revue va s’engager dans la défense du capitaine Dreyfus, publier une enquête sur la Commune, avec des témoignages d’Henri Rochefort et Louise Michel. Les grandes passions de Fénéon, ce sont la poésie et l’art. Paulhan lui rend hommage en 1943 : “Il est un homme qui préfère, en 1883, Rimbaud à tous les poètes de son temps, défend dès 1884 Verlaine et Huysmans, Charles Cros et Moréas, Marcel Schwob et Jarry, Laforgue et par-dessus tous Mallarmé. Découvre un peu plus tard Seurat, Gauguin, Cézanne et Van Gogh. Appelle à La Revue blanche, qu’il dirige de 1895 à 1903 […] André Gide et Marcel Proust, […] Bonnard, Vuillard, Debussy, Roussel, Matisse. […] Nous n’avons eu peut-être en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon”. Il reconnaît d’emblée les grands peintres du temps, de Picasso à Matisse, sans oublier Toulouse-Lautrec, s’intéresse aux courants novateurs, des néo-impressionnistes aux futuristes, et fustige les institutions engoncées dans l’académisme, au musée du Luxembourg, annexe du Louvre, notamment : “Nous applaudirions à un incendie assainissant le hangar luxembourgeois, si ne s’accumulaient là des documents indispensables aux monographes futurs de la bêtise au XIXe siècle”.
L’exposition donnait à voir de magnifiques toiles de Bonnard, Matisse, Modigliani… mais elle permettait surtout de comprendre les mentalités du temps, d’une part le rêve anarchiste de Paul Signac, inscrit dans une toile idéaliste et dans son titre : Au temps d’harmonie, l’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir, ou dans le tableau Les îles d’or d’Edmond-Henri Cross, écho paysager à l’avenir radieux pour l’humanité, d’autre part un présent qui témoigne de la violence du pouvoir. Une puissante gravure de Félix Vallotton montre ainsi La charge des pandores sur des hommes et femmes désarmés, pris au piège… les uniformes noirs contrastent avec la pâleur des victimes tabassées, tombées à terre ou figées. Autre image forte, celle de L’anarchiste seul face à la meute policière, dessinée de façon simple et expressive. Charles Maurin a lui gravé un Ravachol à l’allure fière et noble qui symbolise une révolte altière , message d’espoir juste avant l’exécution. Autre caractéristique de l’art de la période, la veine populaire et sociale, illustrée par des dessins et des toiles néo-impressionnistes, Le moissonneur, Le petit paysan, Usines sous la lune, La banlieue de Georges Seurat. Félix Fénéon soutint aussi Maximilien Luce, ouvrier et peintre, qui partageait ses sympathies politiques et fut également incarcéré. Un tableau souligne la pauvreté du travailleur : “dans une mansarde sans femme, commente le critique, un ouvrier torse nu se débarbouille”.
Responsable de galerie, journaliste
Responsable de galerie après avoir été animateur de revue, Félix Fénéon organisa une exposition sur les futuristes italiens ; les toiles éclatantes intitulées La révolte ou Les funérailles de l’anarchiste Galli étaient accompagnées de textes incendiaires. Il s’agissait de “détruire le culte du passé, les académies de toutes sortes” afin de promouvoir “le dynamisme de la vie” en puisant dans les courants cubistes, pointillistes et en choisissant des thèmes urbains.
Également journaliste, Fénéon se distingua par des nouvelles en trois lignes, ironiques et lapidaires, dont voici trois échantillons :
“Deux cents résiniers de Mimizan ( Landes) sont en grève, trois brigades de gendarmes et cent fantassins du 34 les observent.”
“Le cadavre du sexagénaire Dorlac se balançait à un arbre, à Arcueil, avec cette pancarte : « Trop vieux pour travailler ».”
“Le 515 a écrasé, au passage à niveau de Monthéart (Sarthe), Mme Dutertre. Accident, croit-on, bien qu’elle fût très misérable”.
Collectionneur
Enfin, collectionneur avisé, Félix Fénéon sut reconnaître la valeur des arts africains et océaniens, qu’il refusait d’appeler “arts primitifs”. Aucune hiérarchie dans le terme “arts lointains” qu’il utilisait. “Seront-ils admis au Louvre ?” s’interrogeait-il. Il s’offusquait du terme “art nègre” alors en vigueur, rejetait le colonialisme, et il a participé à la contre exposition coloniale des surréalistes. S’il pensa d’abord léguer sa collection à la jeune URSS, il déchanta vite et annula ses premières dispositions testamentaires. Défiant vis-à-vis des musées et institutions étatiques, Félix Fénéon préférait que des amateurs puissent acquérir les œuvres en sa possession, n’imaginant pas la prospérité des spéculateurs aux siècles suivants !
Alors que la vie intellectuelle était monopolisée par les hommes, il s’entoura de femmes partenaires, critique d’art, amies dont Lucie Cousturier, peintre néo-impressionniste qui sut croquer avec talent tirailleurs sénégalais, portraits de Guinéens et de Dahoméens. Félix Fénéon mit un terme à la plupart de ses activités à soixante ans, tout en continuant à rédiger un Bulletin de la vie artistique. Malade durant de longues années, l’homme n’en resta pas moins fidèle à ses convictions, agitant un drapeau rouge sur le toit de son immeuble en 1936, lors de l’avènement du Front Populaire.
Félix Fénéon, dont les contemporains ont souligné la générosité, le sens du partage et le souci de s’effacer pour découvrir et mettre en valeur le talent des autres, méritait d’être tiré de l’oubli.
Marie-Noëlle Hopital
■ Félix Fénéon, critique, collectionneur , anarchiste, catalogue de l’exposition, 2019, musée du Quai Branly et musées d’Orsay et de l’Orangerie, 320 pages.
■ Félix Fénéon ou le critique , Jean Paulhan, Éditions Claire Paulhan, 170 pages.