Jacques Rancière a consacré une grande partie de sa réflexion aux questions de politique et d’esthétique. Avec Adnen Jdey, chercheur à l’Institut Supérieur des Sciences humaines de Tunis, qui a lui-même beaucoup travaillé sur les œuvres du philosophe, il a publié un long entretien dont nous présentons ici un compte rendu de lecture.
On peut s’étonner de cette étrange alliance entre deux termes dont l’un, méthode, définit une attitude rationnelle, stratégique et l’autre, scène, désigne un espace et une visibilité de l’art.
Elle évoque le titre d’un autre entretien du même auteur : La Méthode de l’égalité (1). Le rapprochement là ne visait pas tant les formes de l’entretien privilégiées par Jacques Rancière (par rapport à la conférence par exemple), que la mise en œuvre d’un thème politique et existentiel central dans une œuvre originale lentement et rationnellement élaborée.
La politique n’a rien de naturel
Ce titre rappelait aussi ce qui est redit dans l’ouvrage dont nous parlons : la politique n’a rien de naturel. Elle est artificielle tout comme la scène en donnant à ce terme, même dans son acception esthétique, le sens d’un dispositif dont la construction incombe, après celle de l’artiste, au spectateur·trices.
“C’est mon travail de transformer en scène tel ou tel évènement […] Je raconte les scènes réelles sur le mode du probable, imaginairement.”
Ce livre, faisant référence à un autre, Aisthesis (2), se centre donc sur l’art – principalement la peinture – qui de l’ensemble des disciplines, avec la littérature, est le plus immédiatement narratif et accessible à n’importe qui, comme le rappelle le philosophe : “N’importe qui peut rentrer dans la peinture”.
Transparaît ce qui passionne l’auteur et s’exprime dans l’ensemble de son œuvre : le lien entre l’égalité artistique et l’égalité politique – l’écart entre les deux, dit-il ici, restant irrésolu.
Il rappelle que la peinture dès le XIXe siècle n’a plus de destinataire : “Elle devient forme politique, sociale, d’une lutte collective”.
Les arts et l’image
Cette priorité s’explique aussi par la “porosité” de cet art avec le champ du sensible en général : “entre la parole, le visible, le pensable, le mouvement. […] Je m’intéresse aux constructions du monde sensible et à des modes d’interprétation […], aux arts à la charnière de plusieurs mises en forme”.
La peinture entre tous supprime aussi, comme ont cherché à le faire certaines tentatives théâtrales dont les brechtiennes, la différence entre passif·ves. et actif·ves. Le “spectateur émancipé” peut construire cette scène de l’art en maintenant “la tension entre le regard qui se tient simplement en face de la surface colorée et la fascination qu’elle soit en même temps un support d’interprétation et de dérivation infinie”.
L’image fonctionne à partir d’un écart – le fameux dissensus – et de la possibilité qu’il offre d’autres perspectives, d’autres élaborations que les habituelles et limitées – la définition valant pour l’événement politique comme pour l’esthétique.
Au long de ce cheminement où le langage sophistiqué de son interviewer pousse le philosophe – opposé à toute réputation d’expertise – à préciser sa pensée, sa propre expérience esthétique dans un langage concis et clair, d’autres arts sont évoqués comme dans beaucoup de ses ouvrages : la photographie, le cinéma et la danse-invention dans l’espace, qu’il rapproche du roman dans ses performances modernes visant l’abandon de la narration classique.
La liberté d’une démarche
Ce qui fascine chez Jacques Rancière c’est l’extraordinaire liberté de sa démarche, liberté contagieuse, stimulante pour toutes et tous, et qui dans la conclusion s’exprime aussi par rapport aux critiques que cette œuvre singulière peut susciter – notamment celle d’abstraction : “Ceux qui cherchent du concret et ne trouvent pas celui auquel ils songent soit regrettent que je n’ai pas expliqué les transformations de la peinture avec la lutte des classes, soit que je ne m’intéresse pas aux formes populaires de l’art” – celles-ci comme il le note étant pourtant bien présentes dans Aisthesis.
Il se défend d’avoir voulu définir un concept de la modernité mais dit simplement que si ce mot a un sens “il faut le chercher du côté où l’on cherche une espèce d’adéquation entre moment historique, moment de l’art et invention d’une forme nouvelle de la communauté”. Et se référant à Marx et au poète Émerson il rappelle que, contrairement à la volonté d’un certain art “de s’identifier au rythme de la vie moderne”, il s’agit de combler un décalage entre des modernités, notamment sur le plan de la temporalité. À ce sujet il remet en question en l’inversant le préjugé sur le temps long de la politique et la brièveté, la soudaineté des mutations de l’art.
Nous voici embarqué·es grâce à ce livre encore dans une remise en question de nos idées les plus subtilement et secrètement préconçues ; et du coup dans celle de notre façon d’envisager la vie de la société comme celle de l’esprit, et conséquemment la façon dont nous pourrions, avec beaucoup d’énergie, de ténacité, d’intelligence, les faire évoluer dans le sens de la limpidité et de l’autonomie.
Une telle lecture suggère un chevauchement dans une forêt touffue, complexe, où des chemins imprévus nous sont révélés dont l’entrecroisement nous rassérène, et où, au sein de la surprise et de l’émerveillement, nous ne sommes jamais dérouté.es au sens fort et n’avons jamais l’impression de faire cavalier seul.
Marie-Claire Calmus
■ La méthode de la scène, Jacques Rancière et Adnen Jdey, Éditions Lignes, 2018, 144 p., 15 €.
À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12e, 01 44 68 04 18, didier.mainchin@gmail.com).
(1) La Méthode de l’Égalité – Entretien avec Laurent Jeanpierre et et Dork Zabunyan, Éditions Bayard, 2012.
(2) Aisthesis – Scènes du régime esthétique de l’art, Éditions Galilée ,2011.