Dossier
Voici l’histoire de trois femmes vivant en Allemagne. Toutes les trois ont voulu prendre en main leur destin. Elles ont fait preuve d’un courage peu commun. Elles ont trouvé en face d’elles des bureaucraties déshumanisées, des lâches, des législations qui renvoient des êtres humains comme des colis refusés.
Fatma, Kurde de Turquie
Il y a bientôt 65 ans, une petite fille voit le jour dans le Sud-Est de laTurquie. Elle reçoit le prénom de Fatma.
Elle grandit à une époqe marquée non seulement par l’oppression qu’exerce l’État turc sur la population kurde, mais aussi par les structures patriarcales traditionnelles. Septième enfant d’une fratrie de huit, Fatma sort très peu du cercle familial. Elle voit les garçons aller à l’école et se promener librement. Elle dira plus tard: “On a envoyé les garçons à l’école, pas les filles”. Elle commence très tôt à participer aux travaux ménagers, elle ne demande rien pour elle-même, apprend à ne pas tenir trop de place, à accepter que les garçons, eux, aient droit à une certaine liberté et une éducation.
“Donnée” à un homme
La petite fille est maintenant une jeune femme que sa famille marie avant ses 17 ans. À aucun moment, elle n’a pu choisir son destin, décider de son propre avenir. On ne l’a pas “envoyée” à l’école, on l’a “donnée” à un homme.
Six enfants voient le jour, ce sont des naissances à la maison, des accouchements difficiles qu’elle n’oubliera jamais.
Le mari de Fatma est maçon, payé à la journée, il ne rapporte pas beaucoup d’argent à la maison.
Comme toutes ses voisines, Fatma est entièrement absorbée par les tâches quotidiennes : du grain est livré en sacs, il faut le laver, le concasser, le faire sécher sur le toit pour en faire du bulgur.
Des lentilles arrivent directement du village, il faut les trier. Des raisins, des abricots, sont séchés sur le toit, du jus de raisin est transformé en une sorte de pâte de fruits.
Le linge est lavé à la main, les tapis sont lavés dans la rivière. Avec les voisins, elle enfile du tabac pour qu’il sêche en longues guirlandes. Les plus petits sont accroupis auprès d’elle.
Comme les femmes de son entourage Fatma n’a guère loisir de songer qu’elle pourrait, elle aussi, avoir des droits.
Au bout de quelque temps, le mari commence à être violent. Fatma en parle à sa famille qui convoque une sorte de conseil qui rappelle le mari à l’ordre. Il fait “contrition”.
Aux multiples tâches vient s’en ajouter une nouvelle : Fatma aide ses parents, qui n’habitent pas très loin et ont pris de l’âge. Son père, un homme grand et élancé, kurde et fier de l’être, se souvient du génocide arménien. Originaire du Nord de la Turquie, il s’est trouvé, à 15 ans, poussé ves le sud avec le flot des déporté·es. Il raconte la faim, le froid, la neige, les morts.
Fatma connaît ces récits, elle ne quitte pas la maison mais connaît le passé des Arménien·nes et des Kurdes. Le nouveau mouvement kurde ne lui échappe pas non plus. Un frère refuse le service militaire et part en Allemagne. Des voisins émigrent, des jeunes vont dans les montagnes rejoindre la guerilla. Les unités spéciales font des razzia, des jeunes disparaissent.
Le temps passe. Dans la petite ville, on commence à construire des maison à étages. On utilise du béton. Les toits d’argile cèdent la place à d’autres matériaux. De plus en plus de filles vont à l’école
Mais la ville reste un grand village. On entend, le matin, le trot des ânes et des chevaux. Le soir, des moutons, des chèvres, des vaches rentrent dans leurs enclos.
C’est une vie lente, souvent pénible, difficile, mais elle a ses moments de sérénité, le soir, lorsque la chaleur cède la place à la fraîcheur et que les familles, les voisins, les amis sont assis dans les cours et se parlent dans l’obscurité.
Une vendetta
La vie de Fatma est ainsi, jusqu’à ce qu’un évènement vienne soudain tout changer : une nièce de son mari, mariée très jeune, rentre chez ses parents. Des parents de son mari viennent, armés, la reprendre. Il y a échange de coups de feu. Les deux assaillants sont tués, on arrête un frère et un neveu du mari de Fatma.
Une vendetta commence, sorte de justice parallèle à la justice officielle. Deux hommes sont morts, le sang de deux personnes du clan adverse doit couler, même si les auteurs du crime sont condamnés à de lourdes peines.
Le mari de Fatma, visé par une éventuelle vengeance, quitte son domicile et atteint, quelques mois plus tard, l’Allemagne.
Voici Fatma seule avec six enfants. Le clan adverse, plus riche et plus puissant, envoie des hommes observer ses allées et venues. Ils rôdent la nuit autour de son domicile. Fatma vit dans la peur. Elle ne dort plus. La maison que son mari avait commencé à construire est inachevée et n’offre pas de protection efficace
Le mari se manifeste très peu de l’étranger. Quand il téléphone, c’est pour voir si elle est à la maison, il veut garder le contrôle à des milliers de kilomètres de distance. Elle dira qu’il ne lui a jamais parlé normalement au cours de longues années de séparation.
Les fils aînés quittent, eux aussi, la Turquie, les filles aînées se marient. Fatma a encore deux jeunes enfants auprès d’elle, mais ils quittent à leur tour le pays pour rejoindre leur père en Allemagne. Il leur avait parlé d’une belle maison avec un grand salon. La vérité est tout autre: ils vivront d’abord dans un foyer délabré pour demandeurs d’asile.
Fatma reste seule avec ses pensées et ses souvenirs. Elle a connu les injustices dont une femme est victime, elle a vécu dans une région où règne l’état d’urgence, elle a connu la peur dans la rue, elle a connu l’humiliation et les violences conjugales, elle a vécu dans la peur de la vengeance. Et la voici seule, analphabète, sans ressources, ne parlant que le kurde, interdit dans les administrations, les banques,les lieux publics.
Quitter la Turquie
Un siècle prend fin, un nouveau commence. C’est l’année 2000. Elle tente de quitter la Turquie. Une première tentative échoue, elle se retrouve en prison. La deuxième tentative réussit, elle arrive en Allemagne.
Entre temps, son mari a exigé le divorce pour pouvoir épouser une autre femme qui pourrait lui procurer le séjour en Allemagne, Fatma ne peut donc pas venir dans le cadre d’un regroupement familial.
Elle vient rejoindre un mari qui, officiellement, n’est plus le sien.
Fatma est contente de revoir ses enfants, la famille est maintenent mieux logée, mais elle voit tout de suite que son mari ne veut pas d’elle. Elle vit comme une étrangère au milieu de personnes qui sont en Europe depuis des années. Son mari lui fait comprendre qu’il n’a besoin d’elle que pour les travaux domestiques, il l’humilie et l’ìnsulte. Il se donne des allures d’homme moderne, ne se montre nulle part avec elle, qui porte des vêtements traditionnels. Elle n’a pas d’argent, ne peut pas faire de courses. Elle est juste une esclave domestique.
Après une année d’hésitation, elle fait une demande d’asile, qui est rapidement rejetée. Mari et enfants voient également leur demande de séjour rejetée.
À l’issue de bien des préripéties juridiques, les enfants se voient accorder un permis de séjour et s’efforcent de s’intégrer dans la société allemande.
En 2008, le mari de Fatma, qui a trouvé du travail, obtient, lui aussi, un permis de séjour. Étant arrivé bien avant sa femme, il remplit les conditions de durée de séjour exigée par la loi de 2008.
Fatma et son “mari” se remarient, les autorités lui accordent, à elle aussi, un permis de séjour “pour raisons familiales”, ce qui signifie qu’elle dépend entièrement de son mari. Le mari, quant à lui, se promène dans le quartier en disant que c’est grâce à lui que sa femme a obtenu le séjour et qu’il peut y mettre fin quand bon lui semble.
Il interdit à sa femme d’avoir des contacts extérieurs. Il ne veut pas qu’elle suive les cours d’alphabétisation qu’elle doit suivre obligatoirement.
Après la peur de l’expulsion, c’est maintenant la peur de la colère du mari, qui est de plus en plus irritable et incontrôlable. Il lui mène une vie d’enfer, il la bat. Quand elle arrive au cours, elle ne parvient pas à se concentrer, elle est physiquement et psychiquement à bout de forces.
Le mari menace d’autres personnes, il parle de sang qui doit couler, il est vu avec une arme.
La fille du couple se marie à 18 ans pour échapper à cette situation. Elle se marie avec un jeune homme qui a un travail bien rémunéré, qui fait de la musique et semble bien sous tous rapports.
Hélas, l’apparence est trompeuse. Ce jeune homme a vu, à l’âge de 14 ans, son père tuer sa mère d’un coup de couteau. Il est traumatisé, se révèle instable et violent. La jeune femme rentre chez ses parents et vit dans la peur de voir sa mère mourir comme la belle-mère qu’elle n’a pas connue.
Elle dénonce son père à la police. Fatma, elle aussi, dépose une plainte.
Le mari est condamné à six mois de prison avec sursis. Fatma passe quelques mois en Turquie et c’est à ce moment-là qu’elle décide de se séparer définitivement de son mari.
La séparation et ses conséquences administratives
Après une période de séparation, elle demande le divorce, qui est prononcé en 2017. Fatma a, pour la première fois de sa vie, pris son destin en main.
Mais les difficultés ne tardent pas à s’accumuler : la famille se scinde en deux clans. Il y a ceux et celles qui approuvent sa démarche et ceux et celles qui la condamnent. Très influencé·es par leur père, deux fils et une fille se détournent de leur mère, tout serait “de sa faute”
Des années d’humiliation, d’oppression ne sont pas sans laisser des traces. Fatma est dépressive, elle n’a plus de force, elle respire difficilement et marche à grand peine.
Le service des étrangers, “Polis” pour ceux et celles qui sont obligé·es de le fréquenter, lui a accordé un permis de séjour renouvelé tous les ans tant qu’elle a pu s’y présenter en femme mariée.
En 2018, on lui écrit : “J’ai l’intention de refuser la prolongation de votre séjour et de vous sommer de quitter le pays”. Signé : une jeune employée. À aucun moment le “chef” du service ne signe quoi que ce soit, il délègue à des subalternes.
Autre exemple de lettre reçue : “Vous avez, ces dernières années, subvenu à vos besoins grâce au travail temporaire de votre mari en 2008, 2009, 2010, vous avez, en 2010 et 2012 bénéficié d’une aide de votre famille. Parce que vous disposiez de ces ressources, votre permis de séjour a été prolongé pendant toutes ces années. Nous avons cependant attiré votre attention sur le fait que vous deviez vous attendre à un refus de prolongation si vous n’étiez pas en mesure de subvenir par vous-même à vos propres besoins”.“Votre âge actuel, 63 ans, ne vous empêche pas de trouver un travail”.
En 2019, les choses se précisent. “Vu l’absence de lien conjugal, vous ne pouvez plus obtenir le séjour grâce à votre époux. Sans lien conjugal qu’il faudrait préserver, vous n’avez plus aucune raison de ne pas être expulsée”.
On lui rappelle à nouveau : “Vous avez obtenu le séjour grâce à votre époux […] Tant que le lien conjugal a subsisté, nous avons prolongé votre séjour”. “Après votre divorce, plus rien ne s’oppose à votre expulsion”. “Les quatre enfants vivant en Allemagne sont adultes et n’ont pas besoin de votre aide et inversement, vous n’avez pas besoin d’une aide de votre famille”.
Destin de femme… destin de femme immigrée
Une campagne contre les violences faites aux femmes bat son plein dans les media, on encourage les femmes à porter plainte, à ne pas supporter les humiliations et mauvais traitements, mais les femmes immigrées ont intérêt à se taire si elles veulent rester dans le pays d’accueil.
On chante les louanges des enfants qui aident leurs parents âgés et malades. Mais si vous êtes immigré·e, c’est le contraire. On vous reproche d’avoir aidé votre propre mère.
Vous êtes mariée et vivez de l’argent gagné par votre mari, grand bien vous fasse si vous n’êtes pas immigrée. On ne vous reproche pas de ne pas avoir de ressources propres, vous êtes une femme parmi des millions. Mais une femme immigrée doit gagner sa vie, même si elle est âgée et malade.
Dans les écoles, les élèves réussissent ou échouent, une femme immigrée analphabète doit, elle, terminer les cours d’alphabétisation et d’allemand “avec succès”.
Il paraît que le service des étrangers est débordé, qu’ils sont tous et toutes à bout de forces, mais des bureaucrates subalternes passent des centaines d’heures à passer au crible la vie des gens, leur vie familiale, leurs ressources, leurs relations, leur accordent des prolongations de séjour de huit jours,15 jours, un mois, trois mois, six mois, les obligent à revenir sans cesse, encombrent les couloirs, font déborder les files d’attente à l’extérieur…
Le statut de “tolérance” accordé à Fatma a été prolongé de trois mois, puis de trois semaines, ensuite de quatre semaines, sans qu’on puisse connaître la raison de ces décisions.
Une pétition en sa faveur a été envoyée au gouvernement de Hesse, à Wiesbaden, c’est le dernier recours possible, ça permet de souffler un peu.
Fatma, bientôt 65 ans, a échappé de justesse au pire, l’expulsion manu militari.
Maesho
Érythréenne, 52 ans, atteinte d’une tumeur au cerveau, a, quant à elle, été menotée et plaquée au sol par deux jeunes flics musclés. Elle a été placée une nuit en détention dans le poste de police le plus proche, puis forcée de monter dans un avion, à Francfort. Elle a réussi à attirer l’attention de passager·es et du pilote, qui a refusé de décoller dans de telles conditions.
Elle est revenue au foyer de Lich, une pétition en sa faveur a été envoyée à Wiesbaden. Pour l’instant, cette pétition la protège. Elle est gravement handicapée.
Tsigereda
Érythréenne, 40 ans, célibataire, expulsable de Norvège après y avoir passé 20 ans dans un camp sans droit à des cours de langue, sans permis de travail, sans autorisation de vivre ailleurs que dans ce camp, est arrivée au foyer de Lich en août 2019. Sa demande d’asile a été refusée, elle a été arrêtée le lundi 16 décembre 2019 dans le hall d’accueil du bureau des étrangers où elle s’était rendue pour prolonger son séjour. Elle a, comme sa voisine de chambre Maesho, attiré l’attention du pilote et des passagers sur son refus d’être renvoyée en Norvège. Le pilote a refusé de décoller ainsi. Tsigereda est actuellement dans un centre de rétention administrative qui se trouve à 150 kilomètres d’ici, à l’intérieur d’une prison pour détenu·es de droit commun. Des membres de notre groupe d’entraide aux réfugié·es s’y sont rendus. Elle sera renvoyée en Norvège par charter. Il paraît que la Norvège n’expulse pas vers l’Érythrée, elle va donc continuer à être retenue dans un camp, sans droit, sans aucune perspective d’avenir.
Elle a quitté son pays à 18 ans pour échapper au service militaire à vie.
Nous préparons pour elle l’asile dans des locaux de l’église protestante lorsqu’elle reviendra en Allemagne, où elle a de la famille.
Tsigereda a participé depuis son arrivée en Allemagne à toutes nos activités bénévoles, elle a suivi des cours d’allemand, elle a même réussi à sourire, parfois….
Françoise Hoenle