Émancipation


tendance intersyndicale

Laïcité : sortir de l’ambiguité

Débat

Viscéralement anti-racistes, nous condamnons sans aucune concession, ni excuse, les déclarations et actes visant des personnes de confession musulmane et leurs lieux de culte ou de sépultures. Pourtant la “manifestation contre l’islamophobie” de ce dimanche 10 novembre a suscité en nous un profond malaise.

Appel clivant

Reprendre volontairement le terme controversé d’ »islamophobie », a de fait rendu ambigu le but de cette initiative. L’objectif étant de faire reconnaître que “l’islamophobie est un racisme”, déplaçant ainsi le combat contre les discriminations subies par des personnes vers une interdiction de critiquer une croyance ainsi sacralisée et à laquelle on assigne une population, pour mieux en exiger ensuite une loyauté envers ses origines, sa religion supposée… et gare aux traîtres !

Au lieu de se centrer sur les humiliations et discriminations subies par les musulman·es, pour unifier les luttes, pourquoi cliver ainsi en reprenant une thématique issue d’une mouvance islamiste étrangère à toute lutte émancipatrice ?

Certes d’aucun·es avancent que le terme d’antisémitisme est tout autant critiquable car il suppose l’existence d’une “race sémite”, c’est vrai mais peut-on faire un amalgame avec le plus terrifiant génocide de l’histoire ? Et pourquoi continuer éternellement à mal nommer des faits sous prétexte qu’une erreur a été commise par le passé ? Le choix des mots est aussi un combat éminemment politique, nous ne saurions y renoncer !

Calomnier la laïcité

Évoquer, dans la France de ce début du XXIe siècle, des lois liberticides visant les musulman·es est tout autant contestable ! On devine combien les intégristes ont dû boire du petit lait et ne manqueront pas d’utiliser cette dénonciation ainsi validée pour calomnier le modèle laïque pourtant revendiqué aujourd’hui dans les rues d’Algérie. L’appel ambigu pour le 10 novembre visait-il la loi du 18 mai 2004 interdisant à l’école les signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse (et non des signes religieux discrets…) ? Alors redisons-le à cette occasion, l’École publique ne saurait être un lieu d’affrontement, au contraire c’est notre appartenance partagée à une humanité commune qui doit être cultivée. Et cette exigence, loin d’être liberticide, est tout au contraire émancipatrice et garante de liberté puisqu’aucun individu, moins encore un enfant, ne saurait être assigné à l’intérieur des frontières de ses origines, sa communauté, la religion de ses parents… Un enfant doit s’ouvrir aux autres, au monde, à l’esprit critique et n’appartient qu’à sa future liberté.

De même, si nous rejetons sans appel toute utilisation de la force, de l’humiliation, de la discrimination… préconisant au contraire l’éducation, la culture, les idées… rappelons aussi que le voile est un outil de propagande et signe d’asservissement de la femme !

Permettez-moi au passage de m’étonner du paternalisme de certain·es les poussant à toujours vouloir protéger, et même malgré elles, des femmes voilées ainsi assignées à une position d’éternelles victimes. Tout aussi étonnant le fait de nier la réalité de l’aliénation qui touche tout à chacun·e et relativise notre libre arbitre. Dans son livre Qui a tué mon père ?, Édouard Louis écrit cette phrase fondamentale : “Plus rien n’était violent puisque la violence, tu ne l’appelais pas violence, tu l’appelais la vie. Tu ne l’appelais pas, elle était là”.

Voici qui amène également des progressistes sincères à nier le sens réel du voile, telle Annie Ernaux pour qui j’ai pourtant une profonde tendresse. Mais de quoi parle-t-on en fait ? Je préfère, pour ma part, me référer à des militantes, telles Fatou Sow, sénégalaise, précurseure du féminisme africain, pour qui la laïcité est une condition sine qua non du droit des femmes, musulmane elle-même, et qui déclare sans ambages : “Il n’y a pas de choix à porter le voile. C’est faux ! Le voile, c’est l’enfermement des femmes !” (Le Monde du 30/11/ 2019).

La place des femmes

Voilà justement le point nodal !

On peut le mesurer à nouveau à la lecture de L’Appel laïque du 9 décembre 2019 à l’initiative de la LDH, de la Ligue de l’Enseignement et de la Libre Pensée.

Un texte certes intéressant – et ne reprenant pas le concept d’islamophobie – mais qui significativement se tait sur le statut et les droits des femmes… dans un but de « consensus large » ?

Ce 10 novembre, significativement aussi, aucun slogan de solidarité avec les femmes qui luttent contre le voile et le système patriarcal, et avec un courage exemplaire et parfois au risque de leur vie, en Iran, en Arabie Saoudite…, qui réclament démocratie et laïcité en Algérie… n’ont-elles pas dû se sentir “lâchées” ?

Savoir raison garder

Nos Ami·es de culture ou de confession juive observent souvent avec soin les actes présentés comme antisémites. Ainsi, les assassinats réalisés par Mohamed Merah à Toulouse en 2012, la tuerie de l’Hyper Casher en 2015, sont clairement antisémites. Le caractère antisémite de l’assassinat de Sarah Halimi en 2017 n’a pas été reconnu comme tel par la justice (l’assassin “n’était pas conscient de ses actes au moment des faits et que son discernement était donc aboli”). De même l’assassinat d’Ilan Halimi état avant tout crapuleux, même si appuyé sur des préjugés (“tous et toutes les juif/ves sont riches”) pouvant tuer.

Cette même lucidité doit être aussi de mise avec les violences visant des personnes musulmanes. Les discriminations par exemple sont au moins aussi largement le fait qu’elles habitent très majoritairement des quartiers de banlieue victimes de relégation.

De même, les lois scélérates liées à l’état d’urgence ont certes, dans un contexte d’attentats djihadistes, d’abord frappé des personnes et familles musulmanes mais ont très vite été utilisées pour réprimer des Gilets Jaunes, des écologistes, des syndicalistes… en fait tout opposant potentiel à la macronie !

On le voit : l’effacement de la question sociale derrière les problématiques communautaires, massivement encouragé par les médias dominants, est un leurre diviseur, surtout à la veille d’un 5 décembre qui va être déterminant pour le mouvement social.

Ce n’est pas ainsi que nous serons entendu·es par la jeunesse des banlieues. Pire, c’est le meilleur moyen de l’égarer, de la perdre, pour elle-même et pour notre cause, dans un bourbier de revendications identitaires et communautaristes.

C’est oublier aussi que toutes les alliances entre progressistes laïques et religieux fondamentalistes ont toujours tourné à l’anéantissement des premiers. Ainsi en Iran, l’Ayatollah Khomeiny au pouvoir réprima très vite tous les mouvements de gauche – ses anciens alliés.

Bref, plutôt que d’attaquer une laïcité certes très largement perfectible, pourquoi ne pas plutôt manifester devant les ambassades de la Birmanie contre la persécution des Rohingyas, de la Chine pour ses camps d’internement des Ouïgours, devant l’ambassade de l’Inde où la politique de Narenda Modi discrimine ouvertement les musulman·es ou de l’Arabie Séoudite et de l’Iran pour dénoncer l’asservissement des femmes et… le port du voile obligatoire !

Ceci dit sans oublier que, dans le même temps, les théocraties se réclamant de l’islam ne se gênent pas pour écraser – et avec quelle violence – toutes celles et tous ceux qui refusent de se couler dans leur moule.

Les deux faces de la même médaille

La France a même plutôt bien réagi aux attentats récents ; de nombreux pays ont sombré dans des spirales de vengeances et représailles inter-communautaires. Rien de tel dans notre pays ! Tout au contraire, les réactions de solidarité ont été quasi-unanimes. Tout comme, entre 1940 et 1945, et malgré le régime de Vichy, la France est le pays qui a le mieux protégé “ses” juif/ves par de multiples actes de courage, souvent anonymes !

Il faut le rappeler, et les traditions laïques en France expliquent à mon sens en partie ces constats certes insuffisants mais allant tout de même dans le bon sens. De ce point de vue, le spectacle d’étoiles jaunes astucieusement falsifiées vues ça et là dans la manifestation du 10 novembre n’est-il pas choquant ?

En fait, la haine anti-musulmane (la provocation à la haine anti-religieuse est d’ailleurs un délit pour lequel Éric Zemmour a été condamné) provient essentiellement de l’extrême droite, Renaud Camus, inventeur du concept de “grand remplacement”, le Bloc identitaire, Riposte laïque, Éric Zemmour donc, Marion Maréchal et Marine Le Pen… Et Valeurs actuelles pour support… Journal dans lequel E. Macron vient d’accorder une longue interview ! Comment s’en étonner ? Le racisme n’a-t-il pas toujours été leur fonds de commerce ? Et le glissement d’un antisémitisme viscéral, mais toujours présent, vers un racisme anti-musulman ne change rien à notre obligation de combattre toujours et sans concession ces mouvements réactionnaires d’extrême droite, l’une des deux faces, avec les intégristes religieux, de la même médaille totalitaire qui s’alimentent les uns les autres.

Il serait ainsi faux de croire que toute la France adhère à ces monstruosités. Dans les faits, il se construit dans notre pays de plus en plus de mosquées avec le soutien de municipalités de tous bords (sauf évidemment le RN), les responsables de ce culte sont reçus, consultés…, les mariages “mixtes” de plus en plus nombreux… et toutes ces évolutions ne soulèvent guère d’hostilité.

On pouvait craindre encore que le mouvement des Gilets Jaunes cède aux sirènes de Marine Le Pen, ce ne fut pas le cas !

Rappelons, de plus, que dans le monde, les musulman·es sont essentiellement victimes d’autres musulman·es, faudrait-il l’oublier ?

Peut-on encore en débattre ?

Certes il serait légitime de débattre de tout cela… mais débattre, est-ce calomnier voire salir des supposés « laïcards » comme Henri Pena-Ruiz et Ariane Mnouchkine ? Comportement étonnant au moment même où ce débat est porté y compris par des musulman·es. Ne citons que deux exemples, Rachid Benzine, islamologue : “[…] Les musulmans ont leur part de responsabilité dans les clivages qui sont en train de s’accentuer. À force de dire que tous ces attentats « ne sont pas l’islam », alors qu’ils sont aussi l’islam (mais la part noire de l’islam, car toute réalité a ses lumières et ses obscurités), ils se sont interdits d’engager une réflexion critique sur eux-mêmes […]” (Le Monde, 9/12/2019). Farid Abdelkrim, comédien et ancien membre des Frères musulmans décrit le port du voile s’inscrivant “[…] dans un discours imaginé et fomenté par des hommes, puis repris par des femmes […]” (Le Monde, 28/10/2019) et approuve l’analyse du sociologue Omero Marongiu-Perria : “[…] Le curseur a bougé. Un musulman qui cherche aujourd’hui à s’informer sur la religion trouve sur le marché un discours d’inspiration salafiste et des infrastructures sur le terrain issues de la matrice frériste, même s’il ne s’en rend pas compte […]” (Le Monde, 28/10/2019).

Ce débat serait pourtant indispensable et urgent tant toutes ces dérives, “le déclin”, voire “la disparition de la gauche” selon Charlie Hebdo, prennent leur racine dans l’oubli et l’abandon de la question laïque pourtant fondamentale, mais désormais absente des motions syndicales, des programmes politiques…

Dans le même rassemblement contre l’islamophobie à Amiens, le journaliste du Courrier Picard décrit une gamine d’une dizaine d’années arborant une pancarte “J’ai le droit de porter un voile !”. Image glaçante d’une enfance manipulée et instrumentalisée. Puisse-t-elle enfin réveiller la conscience de la gauche et des laïques !

Jean-Michel Bavard, Le Chahut,

le 22-11-2019


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