Nous poursuivons dans ce numéro la publication d’articles et d’analyses concernant les questions laïques, et au premier chef celles concernant la loi de 1905 (voir notre numéro d’octobre).
Le parti pris du coordinateur de ce dossier est le suivant : il est légitime qu’il y ait des débats ou des interrogations, par exemple à l’occasion de la manifestation antiraciste du 10 novembre. Pour autant, ces débats débordent la question de la loi de Séparation, acquis social et démocratique majeur au même titre que d’autres conquêtes liées aux mobilisations progressistes. Ils impliquent un débat sur les “valeurs”, les “principes”, et cristallisent éventuellement une vision politique avec un projet de société : faut-il envisager la laïcité comme principe d’organisation politique axée sur la loi de Séparation, ou laïcité comme conception plus vaste, avec éventuellement une dimension morale et culturelle ?
Cette question peut se poser très concrètement pour les personnels de l’éducation, par exemple dans le cadre de l’“enseignement moral et civique”.
Les fondamentaux : la loi de 1905
Le point de vue défendu ici, est que la boussole militante doit s’organiser en fonction de la défense de la laïcité avant tout comme défense et reconquête de la législation de 1905. Les deux articles de ce dossier sur l’enseignement catholique, et sur le financement des constructions scolaires, illustrent cette question : on voit à l’œuvre les divers artifices permettant de contourner la Séparation, et notamment l’article 2 de la loi (“La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte”).
Sortir de cette logique, en prenant la laïcité avant tout comme un ensemble de “valeurs” voire une éthique individuelle peut amener à des dérives :
– renonciation de fait au combat pour la défense de la législation laïque, notamment contre le financement de l’enseignement privé, comme le fit en son temps le ministre Vincent Peillon avec son principe de “laïcité intérieure” : “Il existe aussi une « laïcité intérieure », c’est-à-dire un rapport à soi qui est un art de l’interrogation et de la liberté. La laïcité consiste à faire un effort pour raisonner, considérer que tout ne se vaut pas, qu’un raisonnement ce n’est pas une opinion. Le jugement cela s’apprend” (1). Le même ministre ne remit pas en cause les entorses à la laïcité (en particulier le financement des écoles catholiques). Le secrétariat général de l’enseignement catholique fut même associé à l’élaboration de la loi de d’orientation pour l’école… en violation de la laïcité et outrepassant même les limites de la loi Debré. Il s’agit donc en fait d’un abandon idéologique et politique.
– permettre les diverses instrumentalisations de la référence (à défaut du contenu !) à la laïcité. C’est ainsi que les forces réactionnaires voire d’extrême-droite peuvent utiliser cette référence – perçue positivement dans la population et notamment les milieux militants liés au mouvement ouvrier et démocratique au sens large – pour des objectifs qui sont en fait ceux de la xénophobie et du racisme.
Basculement, récupération et abandons
Ces deux dérives sont distinctes, elles peuvent mener à des positions opposées sur certains sujets (sur l’accompagnement des sorties scolaires par exemple). Mais elles peuvent tout aussi bien s’alimenter, voire se combiner : les forces réactionnaires et d’extrême-droite savent très bien dans les faits fouler aux pieds la laïcité notamment quand elles sont au pouvoir y compris sur le plan local… et “en même temps” avancer leurs objectifs politiques au nom de la laïcité.
De ce point de vue, on peut considérer qu’un basculement s’est produit au début des années 1990. L’article de notre camarade Jean-Michel Bavard revient sur l’“affaire de Creil” : de toute évidence une démarche de médiatisation à outrance liée à des objectifs politiques étrangers à l’école publique… a primé sur la discussion et le dialogue avec les familles. Depuis cette date, les forces traditionnellement et ouvertement anti-laïques ont pu sournoisement tenter de s’approprier cette thématique. Ce basculement n’était pas fatal : le 16 janvier 1994, une magnifique manifestation nationale d’un million de personnes a matérialisé la volonté de défendre l’école laïque contre une loi voulant développer le financement de l’enseignement privé. La thématique de la défense du service public vertébrait le débat sur la laïcité, comme elle le faisait depuis des dizaines d’années et comme elle aurait dû continuer à le faire.
Ce basculement n’est pas fatal : il résulte d’orientations concernant l’idée qu’on se fait de la laïcité. Ce n’est pas un hasard si depuis quelques années fleurissaient les références à la laïcité “ouverte” : elles préparaient un renoncement revendicatif.
Laïcité, émancipation et athéisme
Cela étant, il est évident que même avec une boussole claire axée sur les lois laïques (2), le combat laïque n’est pas forcément suffisant en soi (même s’il justifie l’existence d’un travail militant spécifique). De même que les luttes pour une école égalitaire et démocratique, pour l’éradication de la précarité, la défense des acquis du monde du travail, des libertés démocratiques, etc… prennent tout leur sens émancipateur quand elles sont articulées à une perspective d’ensemble. De ce point de vue, le combat laïque et le combat social (plus précisément pour le socialisme) vont de pair. Dès lors, la lutte laïque est aussi une facette d’une aspiration plus globale à l’émancipation intégrale de l’humanité, ce qui passe par une perspective anticapitaliste collective mais aussi une émancipation individuelle face aux dogmes notamment religieux. Et de nouveau, ces aspirations se heurtent aux religions, comme le précisait le Manifeste d’Émancipation adopté en 2005 :
“Parce que les religions participent à l’aliénation des peuples, parce que tous les pouvoirs religieux sont des acteurs de cette aliénation, l’anticléricalisme, en tant que lutte contre l’intrusion des pouvoirs religieux dans la sphère publique, est un devoir du syndicalisme révolutionnaire, qui s’inspire notamment d’une philosophie rationaliste et athée.”
Des militant·es socialistes d’orientations diverses l’avaient déjà souligné au début du XXe siècle, ainsi Rosa Luxemburg et Édouard Vaillant : de façon apparemment paradoxale, la bourgeoisie progressiste avait défendu la séparation des Églises et de l’État, mais de manière inconséquente. Car ce faisant, elle se heurtait à des forces sociales réactionnaires à tout prendre moins dangereuses pour sa domination que le mouvement ouvrier, et en laïcisant les institutions elle affaiblissait des appareils religieux qui contribuaient à justifier les inégalités sociales et à maintenir les pouvoirs en place. Ce n’est pas pour rien si après la seconde guerre mondiale, elle change d’orientation sur ces questions : le danger révolutionnaire est la priorité ! D’où la nécessité que le mouvement ouvrier mène le combat laïque, mais de façon indépendante : sur ses positions et avec ses propres perspectives. D’où aussi la question d’articuler perspective laïque et militantisme anti-religieux : ce sont deux aspects distincts, mais complémentaires. Rappelons que combattre les religions monothéistes, ce n’est pas persécuter des filles voilées ou des musulman·es en leur déniant le droit de vivre au quotidien selon leurs croyances individuelles, ce n’est pas discriminer des membres de la classe travailleuse issu·es de l’immigration maghrébine. C’est combattre – sur le plan idéologique et pas par un quelconque athéisme d’État – des forces politiques et sociales, des forces jouant un rôle politique réactionnaire et porteuses d’idéologies obscurantistes voire inhumaines et totalitaires. De ce point de vue, la révolte du peuple du Liban, aspect particulier des révoltes qui éclatent dans divers pays du globe pour les droits sociaux et démocratiques… est un bon exemple : elle met à mal le “confessionnalisme”. À savoir une organisation politique structurée par le partage du pouvoir entre politiciens censés représenter différentes confessions religieuses… mais qui en fait représentent les mêmes groupes sociaux capitalistes corrompus. De ce point de vue aussi, la laïcité – garante de l’égalité entre courants philosophiques et religieux et de la protection des minorités – sera un des éléments de la nécessaire alternative politique.
Ce qui pose une dernière question (last but not least) : la dimension internationale du problème. La laïcisation réalisée en France est une pointe avancée d’un processus plus global commencé longtemps auparavant, et amené à se poursuivre. Et non pas une exception liée aux circonstances, comme l’a démontré notre camarade Benoît Mély au début des années 2000 (3). Ce n’est pas pour rien si l’adoption de la loi de Séparation a eu un impact international, et a pu inspirer des forces politiques dans d’autres pays.
Cette deuxième partie de notre dossier ne prétend pas traiter toutes les questions liées à la laïcité, ni même toutes celles liées à la loi de 1905 : il s’agit de contribuer à un travail de ré-ancrage des perspectives laïques chez nos collègues de travail et dans les milieux militants. Nous essaierons de le poursuivre à la hauteur de nos forces, et encourageons nos lecteur·es à alimenter le débat.
Dossier coordonné par Quentin Dauphiné
(1) Interview au Journal du Dimanche, 01/09/2012.
(2) La loi de 2004 sur les signes religieux “ostensibles” n’en fait pas partie…
(3) Benoît Mély, De la séparation des Églises et de l’École. Mise en perspective historique (Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie), Éditions Page Deux, 2004.