Notes de lecture
Une réflexion sur le langage nous entraîne bien au-delà des éléments purement linguistiques. L’ouvrage d’Éliane Viennot, montre remarquablement qu’il en va de la représentation des relations entre les sexes et des rapports entre dominé·es et dominants. Elle revient sur l’aspect historique de la masculinisation de la langue et fait le tour des propositions actuelles pour rendre notre langage inclusif.
La masculinisation du français
En France, c’est au début du XVIIe siècle, avec la création de l’académie (1635-1637) que la masculinisation de notre langue s’installe. Cette institution, telle une “police de la langue”, commence la mise en œuvre de réformes infondées linguistiquement mais idéologiquement orientées : contre les innovations de la Pléiade, contre les simplifications orthographiques, contre le féminin. La création des universités au XIIIe siècle, avait auparavant permis l’installation d’une domination du sexe masculin sur le féminin, en réservant aux seuls hommes la possibilité de passer les diplômes et l’accès aux charges de la fonction publique. Grâce à l’imprimerie (XVe siècle), ces mêmes hommes ont pu produire des écrits pour faire connaître leurs idées et servir leurs intérêts de classe. Au nom de “l’ordre”, l’Académie, s’enferme dans un conservatisme de plus en plus rigide, non sans soulever dès l’origine des protestations.
Les différents domaines de la masculinisation
À la fin du XIIIe siècle, on trouve nombre de métiers féminins tels que archière, cervoisière, mairesse, tavernière et de fonctions comme baronnesse, clergesse, prévôte, doctoresse, chirurgienne, médecine… peu à peu la finale en “trice” apparaît tel “impératrice”. Même si la période du “moyen français” (XIVe-XVe), voit certains infléchissements masculinistes avec par exemple l’apparition du pronom “il”, plutôt qu’un pronom neutre comme “ça” dans des expressions telles que “Il pleut”, “il faut partir”, c’est bien l’Académie qui va imposer des réformes en profondeur.
Une des premières sera la condamnation entraînant la disparition des noms féminins de professions : l’Académie décide qu’il faut dire dorénavant pour une femme, poète, médecin, auteur, peintre, etc. ; aucun nom ayant à voir avec une occupation prestigieuse proche du savoir, de la création ne doit exister au féminin.
Une autre réforme : l’accord de proximité doit laisser place, quelque soit l’énoncé, à l’accord au masculin pluriel. Parce que “le genre masculin est plus noble” écrit Dupleix en 1651 ; “à cause de la supériorité du mâle sur la femelle” parachève Beauzée en 1767. Une autre décision : l’emploi unique du masculin dans des formes qui jusqu’alors variaient en genre et en nombre “Fidèle, je la suis”, “Fidèles, nous les sommes” deviennent alors, “Fidèle, je le suis” et “Fidèles, nous le sommes”. L’élision du “a” devant une voyelle, dans les déterminants de noms féminins “m’amie”, disparaît au profit de “mon amie”. Enfin, l’emploi du pronom “il” remplace “c’est” dans les expressions demeurées neutres lorsque l’adjectif qui suit est suivi d’un complément : “C’est facile de monter là-haut”, devient “Il est facile de monter là-haut”, pour plus d’élégance soit-disant.
Une réponse des misogynes aux progrès de l’égalité :nommer les femmes au masculin
Grâce aux combats menés, à la fin du XIXe siècle, les femmes accèdent aux universités, et aux diplômes ouvrant sur des carrières supérieures. Débute alors la lutte contre les formes féminines des métiers qu’elles vont pouvoir exercer. Au début du XXe siècle, une femme devra se nommer avocat par exemple.
La dernière levée de boucliers contre les féminins prestigieux suit l’accès des femmes à la citoyenneté en 1944 et leur possible entrée dans la haute Fonction publique, la magistrature, l’armée. Alors qu’ils existent depuis des siècles, des termes comme députée, sénatrice, présidente, colonelle, rectrice, sont décrétés inemployables, interdits d’usage dans le Journal officiel. Et même le mot doctoresse, qui s’était maintenu jusqu’ici, apparaît aux yeux de certains “ridicule”.
Le rôle assigné à l’école primaire obligatoire
Malgré l’énergie déployée par l’Académie pour imposer ces réformes, le grand public les ignore, le plus souvent les lettré·es s’en agacent et les négligent sauf quelques privilégié·es qui y voient le renforcement de l’ordre et de leur domination. C’est la prise en charge de l’enseignement par l’État où les idéologues masculinistes sont légion qui va permettre le passage en force des réformes.
À partir de la scolarité obligatoire (1883), les “grammaires nationales” apparaissent et si on ne parle plus du masculin comme le genre plus noble, on entonne et pour longtemps puisque c’est toujours le cas, que “le masculin l’emporte sur le féminin”. Les hussard·es de la IIIe République n’y changent rien. Il faut attendre le Conseil National de la Résistance pour que les femmes accèdent à leurs droits politiques et la fin des années 60 pour bousculer en profondeur les mœurs et commencer à faire vaciller l’ordre masculin.
Si le système scolaire ancre la domination masculine dans l’inconscient des élèves, de larges institutions très puissantes prennent le relais : l’Académie, la haute Fonction publique qui rédige les lois, les diffuse et la presse. La presse conservatrice qui se déchaîne en 1984 contre la Commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes mise en place par Yvette Roudy.
Féminisation ou plutôt démasculinisation de la langue
Notre langue a “tout ce qu’il faut” en termes de ressources pour permettre la production d’énoncés moins sexistes. C’est à nous de renouer avec ses logiques relativement égalitaires qui ont été sciemment niées et abandonnées comme on l’a vu précédemment, pour servir les intérêts de pouvoir des hommes pendant une longue période de masculinisation forcée.
Notre langue a deux genres, comme la plupart des langues romanes. Le neutre du latin servait le plus souvent (mais pas que) à désigner les objets, les sentiments et les qualités. Le féminin et le masculin ont donc regroupé les noms désignant des “animés” (des personnes, des animaux) et des “inanimés”.
Notre langue répartissait systématiquement féminins et masculins entre les femmes et les hommes : dès 1607, le grammairien Charles Maupas écrit : “tout nom concernant office d’homme est de genre masculin et tout nom concernant la femme est féminin de quelque terminaison qu’ils soient”. À cette époque on usait donc, concernant un homme ou une femme qui défendait publiquement une cause, des termes d’avocat et d’avocate, tout comme on disposait à côté d’ambassadeur, du mot d’ambassadrice pour caractériser une “dame envoyée en ambassade”. Si ces mots ont disparu, c’est qu’on a volontairement fait en sorte qu’ils disparaissent pour asseoir la soi-disant supériorité masculine.
Certain·es opposent alors des mots comme “sentinelle, estafette” qui gardent leur genre en dépit de la personne qu’ils désignent. Il s’agit d’anciennes métaphores (images) dont nous avons perdu le sens. Il en est de même pour quelques mots comme “crapule, figure, personne, rôle, victime, génie, mannequin…” qui désignent indifféremment les deux sexes (anciennes métaphores également). D’autres termes d’origines étrangères et récentes font de même comme “star, bébé” ainsi que quelques autres provenant de verbes.
Notre langue est capable de produire autant de mots pour les femmes que pour les hommes : on a longtemps cru à tort, que la langue manquait de mots pour dire certains métiers, titres, fonctions concernant les femmes d’où la mission de la Commission de terminologie de 1984 d’établir un inventaire et de proposer des mots nouveaux. Au Canada, à cette date, des néologismes du type auteure, défenseure… voient le jour et sont adoptés par des organismes d’État.
Mais aujourd’hui, après des recherches poussées dans les dictionnaires anciens, on sait que tous les termes désignant des activités masculines avaient un correspondant féminin. La création de nouveaux mots avec les plus courantes des finales pour désigner les activités d’aujourd’hui ne pose aucune difficulté : youtubeur-youtubeuse par exemple.
Notre langue a longtemps été capable d’accorder selon l’oreille ou le sens. Pour ce qui est des accords entre les noms et les articles, adjectifs ou participes qui s’y rattachent, la langue allant toujours au plus simple, a résolu cette question par l’accord de proximité (le dernier terme prononcé ou écrit donne ses marques aux termes à accorder). L’accord selon le sens, courant en latin, s’est maintenu dans les langues romanes et reste pratiqué aujourd’hui : on dit par exemple “la plupart d’entre nous le savent” (et non le sait).
Notre langue comporte des substantifs épicènes : des noms qui ne varient pas, Ces termes ne sont pas neutres. À part le mot, “enfant”, tous se terminent par la lettre “e”. Ils sont “pratiques”, car ils évitent d’écrire deux mots, leur emploi néanmoins ne s’avère pas toujours un gage d’égalité et il faut parfois leur adjoindre les mots femmes ou hommes quand le contexte linguistique n’est pas assez explicite.
Le français, une langue trop genrée ?
La différence des sexes n’est oppressive que parce qu’elle est hiérarchisée et normative. L’objectif n’est pas de la rendre inexistante mais inopérante, socialement et politiquement. Dénoncer la masculinisation de la langue et le monopole du masculin dans les lieux de pouvoir, c’est mettre à jour la manière dont cela s’est construit, les controverses que cela a générées dès le début. Cette déconstruction est indispensable.
Si on voit assez bien comment démasculiniser notre langue, il n’en est pas de même sur comment la dégenrer ; la biologie nous dit aujourd’hui qu’aucun critère physique ne permet de séparer l’humanité en deux groupes étanches femelles-mâles, que partout il y a de l’entre-deux. Si on doit pouvoir dégenrer des participes passés de la plupart des verbes (qui ne présentent aucune différence à l’oral) ou des adjectifs (idem), on ne peut parler de soi qu’au féminin ou au masculin. Pour les personnes transgenres, cela peut apparaître problématique. Trop peu d’études existent pour le moment sur ce sujet pour savoir comment ces personnes parlent d’elles ou comment elles aimeraient qu’on parle d’elles. Pour l’heure, commençons par démasculiniser et voyons si les propositions sont praticables et vont vers plus d’égalité entre toutes les personnes.
Rendre son langage inclusif
La langue est une bien commun, que chacun et chacune doit pouvoir utiliser pleinement pour s’exprimer, comprendre les autres et en être compris·e. Pour aller vers plus d’égalité, nous devons nous affranchir de toutes les réformes qui nous ont été transmises dans le seul but de renforcer la domination masculine ; riches de la connaissance historique de notre langue et conscient·es des modifications qu’elle a subies, nous pouvons sans états d’âmes poursuivre le travail commencé il y a maintenant une quarantaine d’années. Voici des propositions concrètes pour y parvenir.
Utiliser tous les substantifs féminins de personne y compris ceux qui ont été ou sont encore combattus
Tous les termes pour désigner les activités humaines sont nommés par deux mots depuis des siècles ; les mots académicienne, autrice, écrivaine, avocate, chirurgienne, doyenne, pharmacienne, procureure, rectrice, vétérante… existent, utilisons-les.
Renoncer à la tentation de l’élitisme
Le fait d’attribuer des noms masculins aux femmes exerçant des métiers ou fonctions prestigieuses, traduisait une volonté de montrer que ces professions demeuraient le pré carré des hommes, qui condescendaient à y accepter quelques femmes à condition qu’elles se désolidarisent des féministes et se sentent flattées d’être admises dans “le cénacle”. Inutile de tenir rigueur à celles qui ont joué ce jeu. Mais aujourd’hui, il faut se donner les moyens d’aller vers une normalisation de tous les champs d’activité y compris des plus prestigieux (haute Fonction publique, professorat d’université, direction de recherche), d’autant plus que les filles ont la possibilité d’y entrer et d’y réussir. Conserver des noms tels que professeure, proviseure, procureure, directeure, chercheure, qui sonnent à l’oral comme des noms masculins, ne recouvre que le désir de marquer une distance avec les professions féminines “ordinaires”. Aujourd’hui que l’existence des termes féminins anciens est connue, les femmes devraient refuser ces appellations en “eure” qui continuent en quelque sorte de signifier que leur profession n’est pas faite pour elles.
Pratiquer la “double flexion”, promouvoir les mots englobants
Il s’agit de signaler de temps à autre, à propos d’un énoncé ou d’un texte évoquant des populations mixtes, les termes féminins et masculins qui désignent ses membres afin de signifier qu’on parle bien des femmes et des hommes.
Un moyen d’éviter la lourdeur de répétition, est l’utilisation de termes de fonction comme le monde agricole pour les agriculteurs et les agricultrices, ou bien la paysannerie, le personnel roulant pour les cheminots et les cheminotes, la présidence pour le président ou la présidente.
Quelques néologismes
Pour les activités nouvelles, aucun problème, comme le montrent les termes slameuse, surfeuse, blogueuse, tweeteuse.
D’autres néologismes sont tentés aujourd’hui : du côté des substantifs, il s’agit d’agglutinations d’un terme masculin et d’une désinence féminine résultats d’abréviations d’où le point ou le tiret a disparu : “lecteurice, joueureuse”, venus de lecteur·rice et joueur·euse. Il est peu probable que ces néologismes soient utilisés, au delà de petits cercles. Pour les pronoms, (remplacement de elles et ils ou celles et ceux)·des formes plus ramassées “iels”, “ielles”, “illes”, “elils”, “ilelles”, ou “ciels”, “cielles”, “ceusses”, “celleux”, “ceules”, apparaissent satisfaisantes pour les personnes qui ne peuvent ou qui refusent de s’inscrire dans la binarité de genre. Pour l’instant, cette binarité ne préoccupe pas la majorité des personnes qui se mobilisent davantage sur la recherche de l’égalité. Rien ne laisse envisager le consensus prochain autour de l’abandon massif des substantifs et pronoms en usage actuellement au profit de ces néologismes. Néanmoins essayer de les employer, permet de s’interroger sur la relation genre/sexe dans notre langue.
Adopter l’accord de proximité et l’accord selon le sens
Les grammairiens ne s’y sont d’ailleurs que fort peu opposés, la syllepse, très ancienne, continue à être utilisée, sans que cela nous préoccupe le moins du monde.
Oublier l’Homme
L’utilisation par les philosophes du terme l’homme, dénote que leur discours ne parlent pas des femmes, à ceci près que certains d’entre eux emploient majoritairement le pluriel les hommes. La “Déclaration des droits de l’homme et du citoyen” de 1789, suivie en 1848 de la “Définition du suffrage universel”, excluent volontairement la moitié de la population française. Le H majuscule qui nous vient de 1898, date de la naissance de la Ligue des droits de l’Homme, n’y change rien. Il faut attendre 1948 avec la déclaration universelle des droits qualifiés d’humains pour que les femmes soient incluses. Il est temps que l’on transforme des appellations telles que “les sciences de l’homme” ou “la fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme”.
Utiliser le pluriel pour parler des vrais gens
Tout comme l’emploi de “l’homme”, l’utilisation du masculin singulier, comme l’acheteur, le consommateur, le téléspectateur… est tout à fait dangereux et véhicule des représentations fausses, car sociologiquement les personnes qu’elles incarnent sont des femmes, des hommes (sans évoquer leur situation sociale ou leur couleur de peau). Et que penser d’appellations comme “la ménagère de moins de cinquante ans” sinon qu’elles enferment encore plus les femmes dans les représentations mentales du rôle qu’on a conçu pour elles…
L’écriture inclusive : abréviations, ordre alphabétique, combinaisons de procédés…
Toutes les techniques ci-dessus sont praticables à l’oral comme à l’écrit. Pour les énoncés écrits, depuis une vingtaine d’années, pour aller vers plus d’égalité et gagner du temps, de la place, on a cherché et expérimenté des troncatures particulières : deux mots en un seul en combinant le féminin et le masculin (quand ils ont un radical commun) en enserrant un signe entre les deux. Le signe intercalé entre les deux parties a pu être des parenthèses “intellectuel(le)” qui ont l’inconvénient de minorer ce qui est à l’intérieur, la barre oblique “intellectuel/le”, qui induit une opposition entre les termes, le trait d’union “intellectuel-le” qui comme son nom l’indique unit, la majuscule “intellectuelLE” qui donne l’impression d’une plus grande importance au féminin, le point bas “intellectuel.le”, qui est déjà utilisé dans notre langue écrite. Tous ces signes sont utilisés mais présentent des inconvénients.
C’est ainsi que le point médian, encore non utilisé dans notre langue, peut paraître un des meilleurs signes. Non connoté négativement ou positivement puisque tout neuf, il ne présente que la difficulté d’être peu accessible sur nos claviers, (plus pour longtemps si l’on en croit les présentations de nouveaux matériels). En attendant, il existe des raccourcis clavier (touche alt+183) et on peut tout à fait créer une “correction automatique” pour se simplifier les choses. Le point médian doit être unique en cas de pluriel ; le second point que l’on voit parfois avant le s est un “héritage” des parenthèses parce qu’elles étaient deux, on a eu tendance à mettre deux traits d’union et maintenant deux points médians mais cela, outre le fait que cela disloque le mot, met la finale féminine entre deux et ne porte pas la marque du pluriel. Avec le point médian unique, le masculin et le féminin ont “poids égal” en cela que le masculin débute parce qu’il est plus court et le féminin termine, “ferme”, parce qu’il a une ou deux lettres de plus.
Simple et essentiel
Adopter ces pratiques pour rendre notre langage inclusif est simple, à la portée de tout le monde. Dénoncer et surmonter le sexisme en modifiant notre langage, c’est reconquérir un espace de liberté et si cette reconquête était insignifiante, on ne connaîtrait pas toutes ces réactions d’hostilité. Pratiquer le langage inclusif, c’est opérer un changement très important, c’est envisager les relations entre les sexes de façon différente. Toutes les luttes pour davantage d’égalité sont nécessaires, celle du langage, matériau de créations et de construction de la pensée, accompagne les autres, emparons-nous en.
Joëlle Lavoute
Éliane Viennot, Le langage inclusif : pourquoi, comment, Éditions iXe, 2018, 144 p., 15 €.
À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12e, 01 44 68 04 18, didier.mainchin@gmail.com)