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Le triomphe et l’approfondissement du Concordat vont finir par rencontrer une résistance, et le rapport de forces commencer à s’inverser. L’adoption de la loi de 1905 est le résultat non pas d’une “œuvre de paix” comme on le lit souvent, mais d’un rapport de forces. Et de compromis.
‘installation de la IIIe République va enclencher une confrontation de plus en plus aiguë avec l’Église catholique, pour déboucher sur la rupture définitive avec la loi de 1905. Pour quelles raisons ?
La France, enjeu majeur pour l’Église
Il y a tout d’abord les choix politiques du Vatican. Pour lui, ce qui se passe en France est fondamental.
Rappelons encore une fois que le Saint-Siège est une puissance matérielle, étatique voire militaire en Italie du fait des États pontificaux (voir la carte ci-contre)… réalité qui connaît une rupture dans les années 1870. En effet, l’achèvement de l’unité italienne entraîne la perte des États pontificaux : le but du Vatican est de les récupérer, y compris par des interventions militaires étrangères contre l’État italien. Or, traditionnellement, sous le Second Empire, la France était l’État qui préservait les États pontificaux, y compris par l’envoi de forces militaires. Le but du Saint-Siège est donc d’influencer la politique française. Il ordonne des campagnes électorales catholiques, finance des journaux… En 1873 une pétition collective d’évêques va jusqu’à demander une intervention armée (une invasion en d’autres termes) de la France en Italie pour “le rétablissement du pouvoir temporel du pape”, rien de moins ! Une telle démarche collective est d’autant plus remarquable qu’elle est rare. Et loin de se concentrer sur des questions religieuses, elle montre bien la préoccupation majeure de l’Église : les intérêts matériels et politiques d’un petit État.
Par ailleurs, la France est une composante importante de l’appareil de l’Église, du point vue des “ressources humaines” elle est très loin d’être négligeable : c’est un pays qui compte 200 000 religieux. Une partie d’entre eux ne contribuent pas seulement à l’ossature de l’Église, mais aussi au niveau international (par exemple dans les colonies).
En outre, un autre point qu’il faut garder en tête : en même temps qu’elle peut potentiellement constituer un point d’appui majeur, la France est perçue comme la source d’un danger majeur pour la puissance réactionnaire que constitue la papauté. Comme on l’a vu, il y a bien sûr la menace du socialisme qui a surgi de manière spectaculaire avec la Commune. D’autre part, danger tout à fait concret, il y a la politique de laïcisation progressive de la Troisième République. Elle promulgue une série de lois menaçant la suprématie de l’Église : gratuité scolaire (dans le premier degré !), laïcisation des programmes… si les lois scolaires de Jules de Ferry sont assez bien connues, la loi Goblet de 1886 l’est moins et pourtant elle entraîne des changements significatifs. En effet, elle programme la fin du financement des écoles privées et la laïcisation complète du personnel enseignant dans les écoles primaires publiques. Avec la loi Goblet, ça couine dans les bénitiers…
Remarquons que la politique de laïcisation en France est moins brutale que celle d’autres gouvernements. Par exemple le “Kulturkampf” en Allemagne dans années 1870-1880, moment de conflit entre l’État et l’Église catholique, se déroule de façon beaucoup plus violente : des mesures discriminatoires touchent les catholiques, plus de 1000 prêtres sont emprisonnés, certains prêtres allemands sont déchus de leur nationalité et exilés… pour autant, il ne vise pas à mettre en place une laïcité stricto sensu.
Malgré cela, la France est perçue comme un enjeu et une menace plus importants. Les éléments ci-dessus expliquent pourquoi la réaction vaticane est très vive par rapport à ce qui se passe en France. Il faut en ajouter un dernier, qui n’est pas le moindre : la crainte permanente de la “contagion” qui pourrait se produire en Europe à partir de l’évolution française. Élément très présent tout au long de la période, y compris lors de l’adoption de la loi de 1905 et ses suites immédiates.
Une stratégie politique cléricale variable
Dans le même temps, ce qui va aiguiser le conflit, l’évolution politique de l’Église catholique se fait vers la droite, dans un sens encore plus réactionnaire. Mentionnons par exemple la formulation des doctrines de l’Immaculée conception, de l’infaillibilité pontificale… l’élément le plus achevé de cette évolution est l’encyclique Syllabus qui condamne “les principales erreurs de notre temps” au nombre de 80 (le rationalisme “absolu” mais aussi “modéré”, les droits des femmes, la démocratie, la laïcité… et même la liberté de religion : comment peut-on mettre sur le même plan la vérité et l’erreur en donnant les mêmes droits à toutes les religions ?). Il faut signaler que le Saint-Siège n’a pas été signataire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, document pourtant peu contraignant (1).
La stratégie politique vaticane s’intègre dans une situation sociale et politique française elle-même en évolution : le rapport de forces change peu à peu, ce dont témoigne la laïcisation progressive, et d’ailleurs il change au niveau européen plus globalement. Dans ce contexte, la papauté opte tout d’abord pour le “Ralliement”. Il s’agit de ne plus lier le destin de l’Église à l’extrême-droite monarchiste, qui est en déclin. Car après tout, la forme de régime n’est pas la question centrale : le principal, c’est que le régime politique consacre et préserve le poids de l’Église dans la société. Ainsi on peut tout à fait imaginer une République… chrétienne. L’un des dirigeants des assomptionnistes, le dit tout à fait ouvertement : “Attaquons toutes les lois de malheur et poussons tous les catholiques, royalistes, bonapartistes, républicains, à unir leurs efforts pour essayer loyalement d’établir en France une République chrétienne […] Le terrain catholique est une citadelle où se réfugient les chrétiens décidée à repousser les assauts de l’armée juive-maçonnique, à lui disputer pied à pied toutes les conquêtes, toutes les libertés, toutes les vertus nées du christianisme” (La Croix du 7 août 1888).
Cet effort d’adaptation ne sera que partiel, mais produira une évolution : l’apparition d’un courant particulièrement nocif et virulent, à savoir le “catholicisme social”. Son fondement théorique est l’encyclique Rerum novarum (1891) par Léon XIII. L’Église se dote ainsi d’une “doctrine sociale” d’accompagnement du capitalisme, et débute une démarche d’implantation en direction de la classe ouvrière déchristianisée… avant tout pour combattre les progrès du mouvement ouvrier. Le “démocratie chrétienne” et ses différents avatars (jusqu’à la CFDT) en seront la face “présentable”, l’intégrisme version Christine Boutin la face moins hypocrite.
Mais avec l’Affaire Dreyfus, le naturel revient au galop. Le commandement militaire étant l’un des secteurs d’État le plus lié à l’Église catholique, celle-ci choisit le camp des anti-dreyfusards. Il serait long et fastidieux de citer tous les propos réactionnaires et antisémites de l’Église et de la presse catholiques à cet égard.
En tout état de cause, l’Affaire Dreyfus constitue le moment de l’inversion du rapport de forces entre laïques et cléricaux, entraîne l’émergence du “Bloc des gauches” qui va gagner les élections de 1902. Il y a maintenant une alliance entre le socialisme et une partie de la bourgeoisie, pour réaliser la Séparation, voire davantage comme l’espère par exemple Jean Jaurès.
La loi de 1905
Sans entrer dans les détails des débats – au sein du Parlement ou dans la société – concernant la loi de 1905… on abordera ici des éléments de son contenu et des suites de son adoption, en lien avec les enjeux du projet Macron-Castaner de “réécriture” de la loi.
Avant même la loi de 1905 de Séparation, il y a un préalable incontournable, à savoir la classique loi sur les associations de juillet 1901. C’est un fait peu connu aujourd’hui, mais la loi de 1901 est à l’époque considérée comme une loi laïque. Pourquoi ? Car dans une optique de Séparation, l’Église comme forme d’organisation perdra ses avantages par rapport aux autres groupes. Pour autant, elle existe encore, il faut donc lui donner un cadre juridique où par la force des choses elle serait à égalité avec les autres formes d’organisations. C’est précisément cette idée d’égalité et de “banalisation” que l’Église combat. Elle le dit ouvertement, y compris dans des encycliques papales, la démocratie est incompatible avec son organisation hiérarchique. L’évêque de Quimper écrit par exemple tranquillement dans le journal Le Siècle en 1904 qu’il n’est pas question que l’Église accepte de s’organiser dans un cadre associatif, car ce serait “la négation du pouvoir hiérarchique et […] la suppression de la direction du Saint-Père ; car c’est le monde à l’envers : au lieu de faire partir la voix dirigeante d’en haut, on veut la faire partir d’en bas”.
Il faut remarquer que d’une certaine façon l’Église obtient gain de cause sur la question associative (voir plus loin) : cela fait partie des compromis de la loi de 1905.
Passons maintenant au rappel de dispositions importantes de la loi.
Les articles 1 et 2 : ils constituent un compromis, articulant la garantie de liberté de culte et le fait que l’État ne leur reconnaît aucun privilège (et en fait ne les reconnaît pas du tout). Tout au plus la question du budget des cultes dont la suppression est annoncée, cristallise certains débats. En fonction de l’orientation politique face à laïcité aujourd’hui, les gens insisteront davantage sur l’article 1 ou sur l’article 2…
Article premier
La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
Article 2
La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes […].
C’est après que les difficultés commencent… On peut dire que le rapport de forces s’organise autour de trois questions : 1/ l’argent : que va-t-il advenir des biens de l’Église (ils sont donnés par l’État depuis le Concordat), et de ses avantages financiers ? 2/ comment l’Église va-t-elle s’organiser pour gérer ces biens ? 3/ quel contrôle de tout cela par l’État, quel rôle va-t-il jouer ?
Ces trois questions vont se poser jusqu’à aujourd’hui.
Le nerf de la guerre
On l’aura compris, les richesses matérielles, l’argent sonnant et trébuchant, est une préoccupation majeure de l’appareil catholique. Le budget des cultes est donc supprimé, même si certains avaient imaginé dans le passé une Séparation sans suppression du budget des cultes (en mode “séparons-nous mais restons amis”). C’est un affaiblissement important pour l’appareil religieux catholique.
Le budget des cultes n’est qu’un aspect. L’autre aspect est notamment celui des possessions immobilières (bâtiments, lieux de culte…). Une distinction est faite entre les possessions acquises après le Concordat de 1801 (qui restent propriété d’Église), et celles acquises avant qui appartiennent à l’État (l’immense majorité). La loi prévoit que l’usage de ces biens reste à l’Église, dans le cadre des “associations cultuelles” qu’elle doit constituer d’ici un an. Dans ce cadre est prévu un inventaire contradictoire des biens détenus dans les bâtiments religieux (ce qui n’est pas destiné au culte sera considéré comme propriété d’État).
La question des biens concerne en particulier les bâtiments : les bâtiments servant au culte appartiennent à l’État, mais leur usage est laissé gratuitement (article 13 : “Les édifices servant à l’exercice public du culte, ainsi que les objets mobiliers les garnissant, seront laissés gratuitement à la disposition des établissements publics du culte, puis des associations appelées à les remplacer”). Un débat a d’ailleurs lieu, notamment chez les socialistes, sur la possibilité d’aller plus loin concernant l’usage de ces bâtiments : bâtiments utilisables par tous les cultes, et pas seulement catholiques ? Un usage de type “communiste”, faisant de ces endroits des lieux où la religion peut être pratiquée, mais plus largement toute une palette d’activités sociales et culturelles ? (2)
Quel contrôle de l’État ?
Cette question occupe toute une partie de la loi : la dernière partie, en tout plus de deux articles soit plus du quart du total des articles de la loi. Quand on s’y penche aujourd’hui, on pourrait les considérer comme montrant une méfiance (justifiée) et une volonté de contrôle très fortes. Un seul exemple, l’article 35 : “Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans”. Mais il faut se rappeler que l’on sort d’un Concordat autrement plus tatillon d’une part, et que dans la réalité, beaucoup de ces dispositions seront peu voire pas du tout appliquées.
Quelle organisation de l’Église pour gérer les biens ?
Comment l’Église va-t-elle s’organiser pour gérer ces biens ?
Les débats sur la loi de Séparation font apparaître à ce sujet une difficulté.
D’une part si l’État ne reconnaît aucun culte, l’Église ne bénéficie plus de privilèges et donc sa forme d’organisation rentre dans le droit commun, avec les mêmes droits que les autres formes d’organisation : logiquement, elle devrait rentrer dans le cadre de la loi de 1901.
Mais “en même temps”, il faut prendre en compte le fait que l’Église refuse de s’organiser selon ce modèle, considéré comme étant égalitaire et démocratique et donc étranger à sa conception de la société et de l’organisation (voir plus haut).
La contradiction se marquera par une concession considérée comme importante dans l’article 4 : “Dans le délai d’un an, à partir de la promulgation de la présente loi, les biens mobiliers et immobiliers » seront transférés “aux associations qui, en se conformant aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice, se seront légalement formées”.
Avec une telle formulation, si un conflit surgit dans une association religieuse (scission ou autre), la justice se prononcera en fonction des règles de l’Église et non en fonction du droit commun. Jaurès l’explique d’ailleurs très bien au cours des débats parlementaires.
Pour autant, l’Église catholique ne peut admettre un tel projet, pour les raisons déjà indiquées. Ainsi, le projet prévoit de mettre en place des “associations cultuelles” reconnaissant implicitement les particularités de l’organisation de l’Église catholique : au bout d’un an, c’est à elles que seront transférés les biens et la gestion des bâtiments religieux, dont ceux récupérés par l’État. Ce sont donc des associations différentes du modèle courant, une concession importante des laïques : les “associations cultuelles”, élément décisif.
Comment cela va-t-il se conclure ?
Dans l’immédiat, il n’y aura pas de solution : alors que les protestants et juifs constituent tous des “associations cultuelles”, le pape interdit aux évêques catholiques de le faire. Cela renvoie à l’encyclique papale Vehementer nos (Notre colère) qui indique clairement les enjeux idéologiques – et les consignes aux évêques – de la part de la papauté. À savoir encore et toujours le refus de structures associatives respectant les principes démocratiques même bourgeois : “les dispositions de la nouvelle loi (3) sont, en effet, contraires à la Constitution suivant laquelle l’Église a été fondée par Jésus-Christ”. “Il en résulte que cette Église est par essence une société inégale, c’est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes : les pasteurs et le troupeau […] Contrairement à ces principes, la loi de séparation attribue l’administration et la tutelle du culte public, non pas au corps hiérarchique divinement institué par le sauveur, mais à une association de personnes laïques”. On aboutit à une impasse : la Séparation a été faite mais l’Église ne rentre pas dans le cadre prévu (aucune “association cultuelle” catholique n’est constituée), elle est en quelque sorte hors-la-loi… de guerre lasse, le gouvernement promulgue une loi en 1907 qui considère que les prêtres des Églises peuvent y officier en tant qu’“occupants sans titre” : une sorte inédite de squatteur !
Ce désaccord politique se double d’un conflit imprévu, celui sur les fameux “inventaires” qui suivront la loi : dans les zones de forte implantation catholique ils donnent lieu à des affrontements. Parfois des centaines de paysans armés viennent empêcher les inventaires, voire se barricadent avec le curé à l’intérieur de l’église.
Mais cela va “bien se finir” : en 1924, les relations diplomatiques sont rétablies avec le Vatican, c’est un changement d’attitude de la majorité de la bourgeoisie française (voir l’article suivant). Dès lors un accord se fait, l’Église catholique constitue des associations cultuelles nommées “associations diocésaines” qui existent encore telles quelles aujourd’hui.
D’une certaine manière, la loi de 1905 constitue le moment où le rapport de forces en faveur de la laïcité est le plus favorable. Pour des raisons de conjoncture politique, mais aussi pour des raisons plus profondes liées aux rapports de forces entre classes, à la montée du mouvement ouvrier qui conclut une alliance avec une partie de la bourgeoisie. Tout en restant une loi de compromis, comme on l’a indiqué, le catholicisme garde des avantages, notamment par rapport aux autres cultes. Le rapport de forces évoluera de manière différente par la suite.
(1) Elle ne l’acceptera formellement qu’en 1964-1965. Et encore, pour ses intérêts propres : le concile Vatican II a estimé que la notion de “liberté religieuse” pouvait être utile pour le développement du catholicisme…
(2) Avec le recul, il apparaît que ces propositions de bon sens auraient paradoxalement pu permettre de régler dans le respect de la laïcité l’inégal accès des croyant·es de différentes confessions à des lieux de culte décents.
(3) La loi de Séparation (NDLR).