Expérimenté par 2 000 jeunes en juin dernier, le Service national universel (SNU) suscite déjà réserves et oppositions. Il apparaît important de chercher à qualifier cette entreprise dans le contexte d’un raidissement identitaire et autoritaire de l’État français.
Des Chantiers de la jeunesse 2.0 ?
Le rapprochement entre le SNU et les Chantiers de la jeunesse vichystes, voire avec d’autres organisations de jeunesse de régimes totalitaires, a parfois été faite, plus ou moins finement, n’évitant pas toujours l’écueil du point Godwin. Néanmoins, une telle comparaison a sa pertinence, notamment en ce qui concerne les Chantiers de la jeunesse (1).
La convention d’armistice du 22 juin 1940 interdit à la France le recours à la conscription et limite l’armée à un noyau d’engagés. Or les officiers de droite, désireux de profiter de la “divine surprise” de la défaite, veulent prendre leur revanche sur l’école de la IIIe République. Comment toucher désormais les jeunes (hommes) sans service militaire ? “Il apparaissait que, toute conscription étant abolie, la jeunesse de France n’aurait plus jamais l’occasion d’être réunie et soumise à une discipline – grave lacune qui ne pouvait manquer d’augmenter le désordre de l’État, sans aucune chance de voir la situation s’améliorer” (2). Les Chantiers de la jeunesse sont la solution.
À l’été 1940, l’urgence est d’encadrer les jeunes conscrits venant d’être mobilisés et exposés au désoeuvrement du fait de l’armistice, afin d’éviter des désordres. L’idée est alors de les employer sur des chantiers forestiers pour produire du charbon de bois. L’institution est pérennisée début 1941 et tient désormais lieu de service militaire dans le nouveau régime dirigé par le maréchal Pétain. Si les Chantiers sont sous l’autorité du secrétaire d’État à la Jeunesse, l’encadrement est assuré par des officiers et des sous-officiers, que l’armistice a rendu disponibles en grand nombre. L’encadrement subalterne doit à terme être assuré par des jeunes issus des sessions précédentes. Les jeunes sont divisés en équipes de 12, dirigées chacune par un “chef”. L’uniforme est bleu et de coupe sportive.
Officiellement, le but des Chantiers de la jeunesse est de “donner aux jeunes hommes de France, toutes classes confondues, un complément d’éducation au triple plan professionnel, moral et viril, qui, des mieux doués, fera des chefs, et de tous, des hommes sains, honnêtes, communiant de la ferveur d’une même foi nationale” (3). Même si la finalité économique reste importante – il faut produire du charbon pour compenser la pénurie de ressources due aux livraisons à l’Allemagne nazie – l’action éducative est au coeur du projet. “La formation morale des jeunes gens est une oeuvre de tous les instants qui trouve son aliment dans toutes les circonstances de la vie des groupements. Que ce soit à l’éducation physique, au chantier, à l’atelier, au sport ou à la veillée, il y a un côté éducatif qu’il ne faut pas négliger, mais au contraire utiliser pour que tous les efforts convergent […] de manière à créer chez la plupart une « mentalité nouvelle » qui les aidera à se maintenir dans la voie droite après la sortie des Chantiers” (4). Les jeunes assistent à des conférences sur l’histoire de France, sur l’armée, etc. Ils participent également à des activités de plein air. L’armée d’armistice y voit également une opportunité de recruter des volontaires.
Le bilan des Chantiers est mitigé, d’autant que le versement des jeunes dans le STO à partir de 1943 les fait fuir en masse.
Force est donc de constater qu’il y a sur le fond des points communs entre l’organisation vichyste et le SNU : substitut de service militaire à visée (ré)éducative et de cohésion nationale, paramilitaire sur la forme, avec une finalité économique non négligeable. Certes, les jeunes du SNU ne fabriqueront pas du charbon de bois au milieu des forêts, mais ils iront servir d’auxiliaires à bas coût dans nombre de services publics et d’associations complaisantes.
Une vision fantasmée du service militaire comme garant de la cohésion nationale
Comme les Chantiers de la jeunesse, le SNU repose sur un postulat erroné selon lequel le service militaire est un élément favorisant la cohésion de la nation. Étonnament, cette vision fausse a été largement partagée par beaucoup de candidats à l’élection présidentielle de 2017, y compris à gauche. La promesse de campagne de rétablissement du service militaire est une réponse au constat du délitement de la société française (sous les coups des politiques libérales menées depuis plusieurs décennies). La communication gouvernementale le dit clairement : “Le Service national universel (SNU) proposera aux jeunes Français, filles et garçons, un moment de cohésion visant à recréer le socle d’un creuset républicain et transmettre le goût de l’engagement” (5).
Pourtant, cette vertu prêtée au service militaire est largement démentie par les historiens (6), les militaires et jusque par le rapporteur du groupe de travail sur le SNU : “[Le service militaire] fait l’objet, surtout dans la partie la plus âgée de l’opinion publique, d’une idéalisation rétrospective qu’il serait hasardeux de valider. Fantasmé comme un lieu de brassage social, alors qu’il était devenu assez largement inégalitaire, et ne concernait qu’une fraction de la moitié masculine de la jeunesse, il n’était certes pas dénué d’atouts mais sa suspension n’a pas suscité beaucoup de regrets, notamment parmi les principaux intéressés” (7). “À l’agonie du service national dans les années 1990, en même temps que celle des colonies de vacances, le quart seulement d’une classe d’âge effectuait sa composante militaire. Les filles, sauf de rares volontaires, étaient exemptées et les fils des milieux aisés disposaient de nombreux biais pour y surseoir ou effectuer un service dans des conditions plus confortables. Les bienfaits du « vivre ensemble » apparaissaient alors plutôt comme un impôt supplémentaire imposé aux garçons de la « France d’en bas ». On notera au passage que de nombreux promoteurs des vertus du SNU, hommes ou femmes et le président compris, auraient pu effectuer en leur temps le service national s’ils l’avaient voulu. Aucun ne l’a alors jugé digne de lui…” (8).
En effet, si Gabriel Attal, né en 1989, est trop jeune pour avoir été contraint à faire son service militaire (il a fait sa JAPD (Journée d’Appel de Préparation à la Défense) comme tous les jeunes de sa génération, mais aurait pu demander à faire un service volontaire), les parcours du chef de l’État et du gouvernement illustrent bien le caractère inégalitaire du service militaire. Emmanuel Macron, né en 1977, fait partie des dernières classes d’âge incorporables (la classe 1978 étant la dernière), mais n’a pas fait son service du fait de la prolongation de ses études supérieures. Plus âgé, Édouard Philippe a fait son service militaire, mais comme officier dans l’artillerie (9). Il faudrait aussi citer le cas de Nicolas Sarkozy, planqué à Ballard plutôt que rampant à Mourmelon. Exemptions, accès à des postes protégés, aux grades supérieurs, à certaines armes où le service est moins pénible (marine et armée de l’air plutôt qu’armée de terre), capacité à se faire réformer, à partir en coopération ou à être objecteur de conscience : autant de stratégies des classes bourgeoise et petite-bourgeoise pour ne pas être affectés aux tâches les plus pénibles de l’armée et pour éviter le mélange avec les classes populaires. Petit-bourgeois intellectuel et historien de formation universitaire, l’auteur de ces lignes aurait probablement fait son service dans un des services historiques des armées s’il n’était pas né après 1978. Nul doute que le SNU verra la réapparition des exemptions et passe-droits des classes supérieures pour ne pas mêler leur progéniture à celle des classes populaires.
La conscription, instaurée en France en 1798 par la loi Jourdan-Delbrel et progressivement étendue tout au long du XIXe siècle, est d’abord et avant tout une nécessité militaire : recruter des soldats. D’abord partiel – seule une partie du contingent est incorporée, les appelés étant tirés au sort (avec possibilité de remplacement pour les riches) (10) – , le service tend à devenir plus universel après la guerre de 1870. Les lois de 1889 et 1905 en particulier étendent le service à l’ensemble d’une classe d’âge tandis que le tirage au sort est supprimé, même si les classes supérieures conservent la capacité à l’effectuer dans de meilleures conditions que les masses paysannes et ouvrières. Cette instauration du service militaire s’est accompagnée durant la même période d’un élargissement des droits politiques (masculins), donnant ainsi l’illusion d’une armée de citoyens-soldats à l’orée de la Première Guerre mondiale, vision consacrée par les souffrances censées avoir été vécues en commun sur le front durant les quatre années du conflit. La réalité est moins idéale, la ségrégation sociale demeurant forte dans l’armée française tout au long du XXe siècle.
Une entreprise militariste
Si le SNU n’est pas un service militaire, il lui emprunte toutefois ses codes et ses rites. À ce titre, sa mise en place participe d’une inquiétante militarisation de la société française (11).
Les militaires sont en effet de plus en plus sollicités pour participer à des politiques ne relevant pas normalement de l’armée : de la sécurité publique et du maintien de l’ordre, à travers les patrouilles de l’opération Sentinelle et son déploiement dans les rues de Paris lors de la manifestation des Gilets Jaunes du 23 mars 2019 (12), jusqu’à la restauration du patrimoine (le général Georgelin, ancien chef d’état-major des armées, doit diriger les opérations de reconstruction de Notre-Dame-de-Paris) (13), y compris contre sa volonté et au détriment de ses missions premières (14). Comme pour le SNU, il s’agit d’une vision fanstamée de l’institution militaire comme garante d’ordre et d’efficacité, mais aussi d’obéissance aveugle et d’absence de débat vu comme inutile et contre-productif.
L’armée est une institution où la bêtise triomphe par nécessité et où réfléchir, c’est commencer à désobéir. Mais la discipline, le drill, l’autorité incontestable des chefs peuvent avoir du sens en vue de la finalité du combat, où l’application ou non d’un ordre peut décider de la survie individuelle comme collective. Ainsi, comme le rappelle l’historienne des relations armée-société Bénédicte Chéron, “en milieu militaire, la discipline, les horaires et la mise en rang ne sont pas des finalités en elles-mêmes mais des moyens de donner de la cohésion à un groupe qui doit être efficace au combat, c’est-à-dire dans un contexte potentiellement mortel” (15). Mais dans un dispositif censé être éducatif comme le SNU, l’application stricte de la mise en rang peut se traduire par des effets non désirés, comme le malaise d’un vingtaine de jeunes lors des cérémonies du 18 juin 2019 à Évreux, laissés immobiles en plein soleil par 30° à l’ombre. Ce qu’aucun éducateur digne de ce nom ne ferait, les encadrants du SNU l’ont fait : mettre en danger l’intégrité physique d’enfants (oui, au regard des conventions internationales, des jeunes de 15 ans sont des enfants) pour ne pas troubler une cérémonie patriotique. Le SNU, est-ce apprendre l’obéissance imbécile à des esprits en formation ?
Il est alors troublant de constater que des organisations se revendiquant de l’éducation populaire ont accepté de participer au SNU. Il faut que ces associations soient devenues si dépendantes des financements publics, pour que, confrontées à l’érosion de leurs subventions, elles voient dans le SNU une opportunité de persister dans leur être, quitte à justifier avec zèle cet accroc à leurs “valeurs”. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les lignes de fractures du débat de 2011-2012 sur le contrat d’engagement éducatif se retrouvent dans la participation ou non au SNU : les mêmes organisations qui voulaient pouvoir continuer à exploiter les animateurs pour moins que le salaire minimum sans limite horaire journalière, sont celles qui acceptent de donner crédit à une entreprise d’embrigadement militariste de la jeunesse. La Ligue de l’Enseignement et la fédération Léo Lagrange – entre autres – se sont particulièrement distinguées par leur volonté d’entrer dans la voie de la collaboration au SNU (16).
Conclusion
Ersatz de service militaire fondé sur une vision fantasmée de celui-ci comme garant de la cohésion nationale, à l’image des Chantiers de la jeunesse du régime de Vichy, le SNU est une colonie de vacances militariste à thématique “éducation civique” dans sa définition la plus réductrice, avec stage d’application obligatoire. Le contenu en est dicté par les organismes d’État liés aux questions de sécurité, à des fins d’endoctrinement idéologique et de recrutement. Sa vocation à structurer l’engagement de la jeunesse, et au-delà, en fait un instrument au service de dérives totalitaires.
Une entreprise comme le SNU devrait mener au questionnement de la place des institutions militaires dans la société, mais aussi la position des organisations émancipatrices à leur égard. L’antimilitarisme né de la contestation du service militaire dans les années 1960 et 1970 ne doit pas mener à un point aveugle dans notre réflexion. Mais c’est un autre sujet.
Patrick Jadé,
historien de la chose militaire et animateur socio-culturel
(1) Les ouvrages de référence sur le sujet restent les deux études de Robert Paxton, L’Armée de Vichy, Paris Tallandier, 2004 et La France de Vichy, Éd. Du Seuil, 1997.
(2) Général de La Porte du Theil, chef des Chantiers de jeunesse, cité in Paxton, L’Armée de Vichy.
(3) Réglement des groupements de jeunesse, idem.
(4) Capitaine Pierre de Montjamont, idem.
(5) https://www.gouvernement.fr/service-national-universel-snu [10 novembre 2019].
(6) Bénédicte Chéron, “Le service militaire, objet de de fantasmes politiques”, The Conversation, 2 avril 2017,https://theconversation.com/le-service-militaire-objet-de-fantasmes-politiques-75503# [10 novembre 2019], Bénédicte Chéron, “Pourquoi le gouvernement aura du mal à rendre le SNU obligatoire”, Les Inrockuptibles, 19 juin 2019, https://www.lesinrocks.com/2019/06/19/actualite/societe/pourquoi-le-gouvernement-aura-du-mal-a-rendre-le-snu-obligatoire/ [10 novembre 2019].
(7) Général de division Daniel Menaouine, Rapport relatif à la création d’un service national universel, 26 avril 2018, p. 1. Ce rapport est bourré de dénégations qui en disent long : “Le service national universel ne doit donc pas être conçu, ou regardé, comme le projet d’adultes, raisonnables et vieillissants, imposant à une jeunesse turbulente une période durant laquelle on lui enseignerait l’autorité et les vraies valeurs”, idem, p. 4.
(8) Colonel (e.r.) Michel Goya, “Faire dormir des adolescents dans un dortoir ne renforcera pas la cohésion nationale !”, Le Figaro, 19 juin 2019, http://www.lefigaro.fr/vox/societe/michel-goya-faire-dormir-des-adolescents-dans-un-dortoir-ne-renforcera-pas-la-cohesion-nationale-20190619 [10 novembre 2019].
(9) https://www.gouvernement.fr/ministre/edouard-philippe [9 novembre 2019].
(10) Il est amusant de lire sous la plume de M. Attal l’annonce d’un retour au tirage au sort pour la constitution des contingents des prochaines années : “pour les années à venir, trois pistes sont envisagées pour compléter les effectifs : « un tirage au sort national des jeunes appelés, le tirage au sort de départements ou de régions où tous les jeunes seraient appelés, et le mois de naissance (les jeunes nés un mois pair feraient le SNU, les autres non)”, Gabriel Attal, “Le service national universel n’est ni une colo ni le bagne”, Le journal du Dimanche, 9 novembre 2019, cité in “Service national universel. « Ni une colo, ni le bagne »”, Le Télégramme, 10 novembre 2019, https://www.letelegramme.fr/france/service-national-universel-ni-une-colo-ni-le-bagne-video-10-11-2019-12429120.php [10 novembre 2019]..
(11) Militarisme : “Prépondérance excessive de l’élément militaire dans une nation. Système politique qui s’appuie sur l’armée. Sentiment, doctrine de ceux qui sont partisans de cette prépondérance de l’armée”, Larousse.
(12) Voir aussi les régulières interventions de Ségolène Royal demandant l’intervention de l’armée pour rétablir l’ordre dans les quartiers populaires, ou pour encadrer les jeunes délinquants.
(13) “Incendie à Notre-Dame de Paris : qui est Jean-Louis Georgelin, le général qui doit «secouer le cocotier» de la reconstruction ?”, 20 Minutes, 18 avril 2019, https://www.20minutes.fr/societe/2499767-20190418-incendie-dame-paris-jean-louis-georgelin-general-doit-secouer-cocotier-reconstruction [10 novembre 2019].
(14) L’auteur a pu recueillir les témoignages de militaires dénonçant l’impact de l’opération Sentinelle sur l’entraînement en vue du combat, les mettant potentiellement en danger lors de leur déploiement lors des opérations néo-coloniales menées par la France.
(15) Bénédicte Chéron, “Pourquoi le gouvernement aura du mal à rendre le SNU obligatoire”, Les Inrockuptibles, 19 juin 2019, https://www.lesinrocks.com/2019/06/19/actualite/societe/pourquoi-le-gouvernement-aura-du-mal-a-rendre-le-snu-obligatoire/ [10 novembre 2019].
(16) Au regard de son enthousiasme assumé pour le SNU, nous proposons à la fédération Léo Lagrange de se renommer De La Porte du Theil.